Témoignage d'un céréalier dans l'Yonne : l'expérience au service de la sérénité

Le 24/02/2023 à 13:58 par La rédaction

Fort de presque 25 ans de pratique de la bio et des acquis d'un système d'exploitation autonome, Dominique Jacquin considère les défis actuels et à venir avec sérénité.

 

Jovial et affable, Dominique Jacquin, céréalier bio installé à Compigny, possède un profil complet. Outre de solides compétences en mécanique et machinisme agricole, il se passionne pour l'agronomie. Cette discipline a fortement inspiré le système mis en place depuis une quinzaine d'années, qui repose sur la présence de jachères en tête de rotation, pour deux ans. « Parlons plutôt de jachères azotées, éclaire l'agrobiologiste. Dans la pratique, il s'agit d'un mélange pour moitié, soit de trèfle violet et luzerne, soit de luzerne et sainfoin, implantés en août-septembre après céréales. » Broyées deux à quatre fois selon les années, ces implantations représentent plus du quart de la surface totale. Elles contribuent à la maîtrise des adventices, notamment les chardons, mais également à fournir de l'azote aux cultures suivantes. « Toute la biomasse produite est restituée, ainsi le bénéfice pour le sol et les cultures suivantes est maximal car les exportations d'éléments minéraux sont nulles. »

 

La rotation: septennale

Maintenues deux ans, les jachères de légumineuses sont le pilier de la rotation. (© oupeau JM)

Pour améliorer leur pérennité, le céréalier évite de broyer les jachères lorsqu'il fait trop sec : cela fragilise le trèfle et la luzerne et contribue à dégarnir le sol, ce dont profitent les adventices comme la folle-avoine. En cas de manques, les surfaces sont regarnies avec du trèfle blanc et Alexandrie, au moyen d'un semis à la volée au DPS 12 suivi d'un passage de rouleau croskill. Après deux ans, les jachères sont détruites en août-septembre, puis un cycle de cinq ans de cultures est mis en place. En limons et argilo-calcaires, le blé d'hiver est systématiquement implanté en premier. Suivent une céréale secondaire ­ triticale, orge de printemps, avoine ou épeautre en fonction des marchés ­, du tournesol puis un protéagineux ­ féverole de printemps, pois protéagineux ou lentilles (1). Le cycle cultural quinquennal est clos par l'implantation d'avoine ou d'épeautre, selon les besoins du marché. En sols crayeux, plus séchants, la durée de la rotation reste identique mais la succession culturale diffère : l'orge d'hiver remplace le blé d'hiver derrière la jachère. Elle est suivie d'un blé noir, protéagineux, avoine puis de nouveau blé noir. « Ce schéma rotationnel est à peu près calé depuis une dizaine d'années. Il donne satisfaction même si rien n'est figé dans le marbre. » Par exemple, le blé noir est parfois implanté en limons pour couper le cycle de la folle-avoine. En complément des jachères, pois, lentilles et féverole sont cultivés, en relais de rotation. La maximisation des légumineuses, annuelles et pluriannuelles, autorise l'agriculteur à se passer de tout apport de fertilisant acheté à l'extérieur, à l'exception d'un peu de patenkali et de kiésérite (100 à 150 kg/ ha sur jachères).

 

Les sols : adaptés à la céréiculture

Les sols sont constitués de 60 % de limons-argileux à bon potentiel mais à la battance prononcée, 25 % d'argilo-calcaires sains et 15 % de terres crayeuses, dites terres blanches, filtrantes et saines mais plus séchantes. Parfois limon et craie se retrouvent dans la même parcelle, compliquant le travail du sol et la gestion de l'assolement. « Je ne fais pas de blé en terres blanches, ni de blé noir en limons car ce dernier produit trop de biomasse dans ce type de sol, d'où une récolte compliquée sans faucheuse-andaineuse. » Des bancs de silex au caractère usant sont présents sur 10 % de la surface environ. Dans l'ensemble, les terres conviennent très bien à la céréaliculture. Une partie était dévolue à la culture de la betterave, jusqu'à son abandon par l'agriculteur en 2006-2007. « Comme il n'y avait pas de marché pour la betterave bio, le tubercule était cultivé en bio mais vendu en conventionnel, ce qui était dissuasif au niveau économique. » L'agriculteur a saisi l'opportunité de vendre ses quotas de betterave lors de la réforme de l'OCM sucre de betterave.

Matériels récents

Dominique Jacquin travaille également à façon pour deux exploitations bio voisines, tenues par des agriculteurs double-actifs et couvrant 114 ha au total. Il y voit plusieurs avantages. « Outre le montant de la prestation qui conforte le revenu, cette activité justifie l'investissement dans du matériel de dimension plus importante notamment pour les semis et le binage. C'est un atout non négligeable pour nos trois exploitations car les travaux sont réalisés plus facilement en temps et en heure. C'est d'autant plus vrai que les créneaux météo disponibles sont de plus en plus courts depuis quelques années. »

 

Tournesol et fenugrec

Depuis trois ans, Dominique Jacquin sème le tournesol en association avec 3 à 4 kg/ha de fenugrec. « Je me suis inspiré d'une expérience relatée dans Biofil », éclaire l'agriculteur. Au semis du tournesol, effectué avec le semoir monograine Planter Kuhn à 8 rangs à 50 cm d'inter-rangs, les graines de fenugrec sont mises en terre par le microgranulateur, à une profondeur un peu plus faible. « Les manques éventuels de tournesol sur le rang sont comblés par le fenugrec, dont la levée est très rapide. Comme la caméra installée sur ma bineuse ne visualise qu'un rang de tournesol, elle fonctionne mieux lorsque ce dernier présente une végétation fournie. Je peux ainsi avancer de 15 à 20 jours le premier binage, d'où une meilleure maîtrise des adventices. » De plus, la couverture plus dense sur le rang limite le salissement, sans pour autant l'éliminer (présence ponctuelle de chénopodes). Par la suite, la plante-compagne disparaît, pour ne plus être présente à la récolte de l'oléagineux. « Au départ, je craignais qu'elle concurrence le tournesol pour l'eau mais visuellement, il n'en est rien car les plantes de fenugrec restent chétives durant leur cycle. » Un autre intérêt est avancé : « Je penche pour un effet répulsif du fenugrec sur corbeaux, pigeons et lièvres en raison de l'odeur prononcée que la plante dégage et que l'on perçoit dès l'entrée dans les parcelles. »

 

Semis en double-rangs jumelés

À l'exception du tournesol et des jachères ­ semées habituellement à la volée et depuis 2022 avec un nouvel outil, Prolander de Kuhn ­, les autres cultures sont implantées selon la technique des double-rangs jumelés au moyen d'un outil conçu et fabriqué par l'agriculteur, en partenariat avec Mery-Agri, constructeur de matériel agricole aubois. Sur 6 m de large, l'outil combine une trémie frontale Kuhn et à l'arrière un vibrosem sur 4 rangées de dents droites avec socs de 5 cm avec pointe au carbure et rouleau packer sur lequel sont montées 20 paires de descentes de semis, ce qui autorise le binage. « Les paires sont constituées de deux bottes distantes de 4-5 cm et espacées de 24 cm. Seuls ces derniers inter-rangs sont binés, au moyen d'un cœur de 17 cm. » Pour faciliter le binage, les inter-rangs dans les passages de roue sont de 34 cm et le tracteur est chaussé avec des pneus de 9,5 x 48.

 

Folle-avoine récalcitrante

Responsable du décrochage des rendements, notamment en blé, la folle avoine est l'adventice majeure. Malgré le recours systématique au binage ­ sauf sur lentilles ­ et le rôle nettoyant des jachères, l'espèce se maintient, voire se développe : un pic de salissement est observé en 2022, sur blé et avoine notamment. L'agriculteur s'avoue être dérouté par l'adventice. « Même dans les jachères, les broyages successifs n'en viennent toujours pas à bout. Il est difficile de comprendre les raisons pour lesquelles elle est présente ou absente. Même si on l'observe davantage en limons qu'en craie, elle est indifférente au mode d'implantation des cultures, qu'on laboure ou pas. Et quand on l'écime, la folle-avoine redouble de force et continue de se développer. » À l'inverse, les autres adventices, notamment le chardon, ne posent pas de soucis particuliers. « Depuis l'arrêt de la betterave à sucre en 2006, les chardons sont moins présents. J'attribue ce recul à la moindre compaction du sol dont la vivace profite pour se développer, avance le céréalier. Les deux à quatre broyages annuels des jachères y contribuent également. »

 

Labour peu profond et bineuse privilégiée

Binage blé en 6m en fin d'hiver. (© Poupeau)

« En 2003, j’ai été le premier acheteur de la charrue-déchaumeuse Ecomat de Kverneland, en 8 corps Varilarge. L’intérêt est de labourer moins profondément, autour de 15 cm et de mieux préserver le sol. » La charrue est jugée indispensable pour  l’agriculteur pour lutter contre le salissement, notamment par les graminées. Même si l’agrobiologiste dispose de toute la panoplie de matériels – herse étrille Einböck en 12 m, houe rotative Gourdin Souplex en 4,8 m, écimeuse à section et rabatteurs maison fabriquée en collaboration avec l’entreprise ETR Breton, bineuses à céréales et tournesol –, il privilégie l’utilisation des bineuses. Il les utilise de façon systématique sur céréales, protéagineux (sauf lentilles) et tournesol. « La bineuse est l’outil le plus efficace qui soit car elle rend possible des interventions curatives jusqu’à un stade avancé des cultures. J’en ai sauvé des très sales grâce au binage. » Sur céréales et protéagineux, l’opération est réalisée le plus tôt possible, au moyen d’une bineuse Agronomic en 6 m, avec interface Carré et caméra, dès la mi-février si l’hiver est sec. L’agriculteur travaille assez profondément de façon à éviter les repiquages ultérieurs d’adventices. « Même si visuellement les plantes paraissent complètement recouvertes de terre, elles se relèvent toujours. Parfois, un seul binage suffit. » Pour lui, « il est néanmoins capital de passer la herse étrille dans les deux jours qui suivent ou au plus près du binage si la pluie est annoncée de façon à niveler le terrain et limiter l’enfouissement des plantes
par la terre. » Depuis qu’il pratique le binage, Dominique Jacquin a complètement délaissé la houe rotative. Il n’utilise plus la herse étrille qu’à la suite des passages de bineuse et parfois également pour masquer les rayons de tournesol après le semis, dans l’espoir de perturber les corbeaux. Quant à l’écimeuse, elle est utilisée avant tout contre folle-avoine. Mais elle révèle ses limites notamment quand le blé est trop haut ou que la densité d’adventices s’avère trop importante comme en 2022, année où l’outil n’a pas été utilisé. « Je pense monter des double-sections pour améliorer son efficacité lorsque la folle-avoine est abondante. »

 

La Cocebi, client historique unique

Dominique Jacquin commercialise l'intégralité de ses récoltes auprès de la Cocebi, dont le siège est situé à Nitry dans l'Yonne, à 120 km de l'exploitation. Il réalise aussi avec la coopérative plusieurs contrats de multiplication de semences, notamment en orge et triticale. « Au départ, la Cocebi était le seul collecteur de produits bio localement, justifie le céréalier. Même si ce n'est plus le cas aujourd'hui, je continue à lui être fidèle. » Le céréalier apprécie la pos sibilité de valoriser un grand nombre d'espèces, gage de la diversification de l'assolement. « De plus, tout est collecté, et ce, même lorsque les quantités sont faibles en raison de mauvais rendements. » Si besoin, Dominique Jacquin trie et stocke à la ferme ou chez un voisin. Il dispose d'une fosse de réception, d'un nettoyeur-séparateur Denis et de trois cellules de stockage ventilées avec boisseau de chargement.

 

Questionnements sur le climat

Même s’il affiche de la sérénité, Dominique Jacquin n’en est pas moins préoccupé par l’évolution du climat. « On observe d’importants changements depuis quelques années, avec des hivers beaucoup moins froids et souvent secs et des à-coups climatiques de plus en plus marqués. Il y a aussi des abats d’eau prononcés suivis d’épisodes secs et accompagnés de températures très élevées et ce, de plus en plus tôt en saison. » La conséquence est la stagnation, voire la diminution des rendements. Ce phénomène est constaté depuis une quinzaine d’années, surtout en protéagineux. « Alors qu’auparavant, on faisait couramment 15 à 20 q/ha et parfois jusqu’à 30 q/ha en lentilles, il est difficile à présent d’atteindre 10 q/ ha », déplore-t-il . Le constat est identique en  féverole de printemps et pois d’hiver. « De 30 q/ha, on est passé à 15-20 q/ha et moins encore certaines années. » Les céréales d’hiver sont en revanche plus régulières même si les pics de rendement observés il y a 20 ans, jusqu’à 60 q/ha en blé, ne se
rencontrent plus. L’année 2016 marque un tournant. « Avec 10 q/ha en blé et 2 q/ha en pois d’hiver, 2016 est la pire année de ma carrière. Depuis, les incidents climatiques se multiplient avec notamment des épisodes de sécheresse récurrents qui  contribuent à l’érosion des rendements. » Pour s’adapter, le céréalier recentre son assolement sur les cultures d’hiver depuis quelques années. Ces dernières paraissent moins touchées par les épisodes secs. « Faire face au réchauffement climatique est le
défi de la fin de ma carrière mais également celui des générations à venir », conclut l’agrobiologiste.

Jean-Martial Poupeau

(1) Suite à des déboires récurrents, voire des échecs sur cette culture, Dominique Jacquin limite les surfaces de lentilles à 5 ha maximum par an.

 

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Chiffres clés

  • Installation en 1998 de Dominique Jacquin sur la ferme familiale à la suite de son père Michel.
  • Conversion bio de 1995 à 2001, initiée par le père de Dominique Jacquin.
  • 203 ha de SAU, auxquels s'ajoute le travail à façon sur deux fermes céréalières bio situées sur la commune, soit 317 ha au total.
  • 17 ha en agroforesterie situés sur la commune voisine de Villenauxe-la-Petite, dans l'Aube : espacées de 26 m -soit 24 m cultivés-, les lignes d'arbres sont plantées en noyer, merisier et alisier.