Fort de 22 années d’expérience dans le suivi de parcelles de luzerne et trèfle violet porte-graines, Yannick Célaries livre à Biofil les facteurs de réussite de la multiplication de ces espèces en bio.
Biofil : Combien de multiplicateurs de semences suivez-vous ?
Yannick Celaries : RAGT Plateau Central place des contrats de multiplication pour le compte de plusieurs obtenteurs, auprès de 180 agriculteurs-multiplicateurs dont 20 en bio. Parmi ces derniers, 18 multiplient la luzerne et 2 le trèfle violet. Tous sont situés dans la moitié Sud surtout Tarn, Aude, Gers, Tarn-et Garonne, Haute-Garonne et aussi Alpes-de-Haute-Provence, Vaucluse et Drôme. Les surfaces multipliées par ferme vont de 4 à 5 ha jusqu'à 50 ha, voire 60 ha. En luzerne, seulement deux variétés sont multipliées, toutes deux de type Nord.
Quels sont leurs profils ?
En luzerne, les agriculteurs travaillent généralement en sec, sur des sols argilo-calcaires de coteaux Sud-Ouest ou en plaine Sud-Est. La légumineuse est généralement maintenue quatre ans, en comptant l'année d'implantation. En trèfle violet, les parcelles de multiplication sont situées sur des « terres à maïs », de type boulbènes, et en situation irriguée car l'espèce est sensible au déficit hydrique.
Quels facteurs de réussite en bio ?
Au niveau de l'implantation, la luzerne requiert une texture de sol fine et l'absence de résidus végétaux. Comme précédent, il faut privilégier les céréales à paille, voire le tournesol et éviter le maïs et le sorgho. Concernant la modalité d'implantation, c'est le semis en plein, en sol nu, du 15 mars à fin mai au semoir à céréales qui donne depuis plusieurs années les meilleurs résultats. Selon le type de sol, la densité préconisée varie de 7 à 12 kg/ha. Le semis sous couvert de tournesol, dans la ligne de semis, largement pratiqué en conventionnel, convient en bio à condition d'être en mesure de bien gérer le salissement des inter-rangs par les binages. Quant aux semis d'août-septembre en sol nu, ou de février-mars sous couvert d'une céréale, ils sont en voie d'être abandonnés principalement en raison de la sécheresse qui sévit souvent à ces périodes de l'année. Un autre point important est la maîtrise des adventices. Elle repose d'abord sur la précoupe (broyée ou exportée) et les fauches après récolte. En cas de présence d'adventices comme l'helminthie ou le ray-grass, il convient de retarder la pré-coupe pour éviter de faire repartir ces dernières, bien que cela puisse pénaliser la repousse dans les sols légers en cas de climat sec. Si des adventices restent présentes après la récolte, je recommande de passer un vibroculteur ou une herse étrille à l'automne puis une herse rotative, voire un cover-crop en fin d'hiver à la reprise de végétation. Même si le brassage de la terre qui s'ensuit fait peur aux agriculteurs, ces interventions aèrent le sol, déracinent les adventices tout en redonnant de la vigueur à la légumineuse.
Comment gérer les insectes ravageurs ?
Les dégâts d'insectes sont clairement l'un des plus importants facteurs, limitants tant en luzerne qu'en trèfle violet car les moyens de lutte sont dans l'ensemble réduits en bio. Les insectes les plus pénalisants sont les apions, notamment sur trèfle violet, contre lesquels on est particulièrement démuni. Un autre est le négril car il perturbe la repousse après la pré-coupe. Contre ce dernier, la pulvérisation de spinosad, un insecticide à base de pyrèthre, est efficace malgré son coût, environ 80 euros par hectare et par passage. Plus récemment, certains secteurs ont subi de grosses attaques de punaises, avec avortements de fleurs et échaudage des graines. Enfin, le tychius, un coléoptère apparenté au charançon dont les larves consomment les graines de luzerne se répand dans le SudOuest. À noter que le spinosad est moyennement efficace contre ce ravageur.
Pour la récolte, que préconisez-vous ?
Pour faciliter la récolte, homogénéiser la végétation, réduire le taux de déchets et l'humidité des graines, le fauchage-andainage est recommandé. Sauf cas particulier, la récolte en fauche directe est à éviter.
Quels sont les rendements obtenus ?
En luzerne, la moyenne tourne autour de 2,5 à 3 q/ha mais avec des extrêmes variant de 0 à 5 q/ha, voire 6 q/ha exceptionnellement. Les principaux facteurs limitants ne sont ni la sécheresse ni les adventices mais les insectes déjà cités et depuis quelques années la rouille. Cette maladie qui s'est répandue dans le Sud-Ouest depuis 2014 provoque l'échaudage des graines, jusqu'à 50 % comme observé en 2023. Lorsqu'elles surviennent précocement, les attaques sont rédhibitoires. Rouille et dégâts de ravageurs entraînent la coulure des fleurs et l'échaudage des graines, d'où de fortes pertes de rendement pouvant aller jusqu'à 100 % en bio.
Quelle est la rémunération ?
Après avoir atteint 4 euros/kg il y a quelques années, le prix de reprise avoisine à présent en bio 3,50 euros/kg en luzerne et trèfle violet. Sous peine d'augmenter le différentiel avec les semences fermières et celles d'origine étrangère, moins chères, il est difficile de mieux payer les multiplicateurs. C'est d'autant plus vrai qu'avec la crise de la bio, les agriculteurs recherchent des semences plus économiques. (1)
Comment évolue le marché des semences de luzerne et trèfle violet ?
En luzerne bio, la fin des dérogations pousse en théorie à l'augmentation des ventes de semences certifiées. Nous recevons des demandes de céréaliers bio prêts à emblaver d'importantes surfaces de luzerne pour faire face à la mévente des céréales et oléo-protéagineux, mais nous ne pouvons pas les satisfaire en raison de la concurrence des semences fermières. Quant au trèfle violet, la demande de semences certifiées bio est très faible, en lien avec le maintien des dérogations jusqu'en 2027 mais aussi la concurrence des graines fermières.
(1) À la vente des graines, s`ajoute pour le multiplicateur, l'aide légumineuse couplée versée dans le cadre de la Pac, environ 104 euros/ha en 2023.
Propos recueillis par
Jean-Martial Poupeau
« La cuscute, un péril grave voire mortel ! »
Plante parasite, la cuscute se développe aux dépens des plantes hôtes (dont la luzerne) en se nourrissant de leur sève. Présente dans le sol sa durée de vie peut atteindre 60-70 ans , elle entraîne le dépérissement puis la disparition de la culture hôte. « Avec le boom de l'agriculture bio observé depuis 2010 dans le Sud-Ouest, un certain nombre de néo-céréaliers bio se sont orientés vers l'achat de semences fermières en grande quantité pour leur conversion, relate Yannick Celaries. Si certains vendeurs travaillent sérieusement, d'autres continuent de commercialiser des lots contaminés, ce qui favorise la dissémination du parasite. » D'autres facteurs y contribuent également comme le gibier, les oiseaux, l'achat de semences de couverts de mauvaise qualité, les composts et fumiers, ainsi que les déplacements de moissonneuses-batteuses entre les parcelles.
Les semences certifiées, une sécurité
« La contamination commence par de petits ronds dans les parcelles avant de s'étendre rapidement si l'on ne fait rien, déplore-t-il. Or, la dissémination du parasite entraîne un risque grave, celui de voir disparaître des espèces majeures en agriculture comme la luzerne surtout, le trèfle violet dans une moindre mesure mais aussi d'autres plantes hôtes comme le pois chiche et les lentilles. » À part le feu, dont la mise en oeuvre est très compliquée au vu des risques d'incendie, les moyens de lutte sont très limités voire inexistants en bio. Le plus efficace reste l'achat de semences certifiées. « La norme française et européenne est « 0 graine de cuscute sur un échantillon de 100 grammes » mais nos clients nous demandent pour la commercialisation « 0 graine sur 250 g de luzerne », rappelle Yannick Celaries. Au regard du péril grave que représente le parasite, les économies réalisées en achetant des graines fermières plutôt que des semences certifiées ne pèsent pas lourd. » De plus, les semences certifiées se distinguent aussi des graines fermières par un taux de germination et une pureté de l'espèce garantis.
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