Multiplicateurs de légumineuses fourragères : l'évolution règlementaire stimule la production

Le 31/05/2024 à 8:44 par La rédaction

La fin progressive des dérogations (1) entretient une demande soutenue en semences de légumineuses fourragères et ce, malgré la concurrence des graines fermières. Pour les produire, les semenciers s'appuient sur leur réseau de multiplicateurs. Témoignages dans l'Aude, le Tarn et l'Yonne.

Trois multiplicateurs aguerris de légumineuses fourragères en bio témoignent : deux en Occitanie ­ région leader en luzerne portegraines avec 1 020 ha en 2023 et en quatrième place pour le trèfle violet avec 72 ha ­ et l'autre en Bourgogne-Franche-Comté ­ leader en multiplication de trèfle violet avec 176 ha en 2023 et troisième position pour la luzerne avec 442 ha. Au-delà de la diversité des conditions rencontrées, les témoins insistent sur l'intérêt tant agronomique qu'économique de la multiplication des légumineuses fourragères.


DANS L'AUDE, LA LUZERNE PORTE - GRAINES, PILIER DU SYSTÈME

Installé à Saint-Frichoux dans la région naturelle du Minervois, Ulysse Chevallier a pris la suite de son grandpère Alfred Dallet, l'un des pionniers de la bio dans le département dans les années 1970. Sur 200 ha, il produit blé tendre, orge-pois, tournesol semences et soja, en rotation avec la luzerne, culture principale avec 80 ha par an en moyenne. « La légumineuse est bien adaptée au climat méditerranéen, elle laisse un sol bien structuré et propre et des reliquats azotés importants pour le blé qui suit, justifie l'agrobiologiste. De plus, elle convient bien à mes sols hétérogènes et pauvres dans l'ensemble (2). » Sur les plus mauvaises parcelles ­ 20 ha par an ­, la légumineuse est valorisée en foin uniquement. Sur les 60 ha restants, elle est conduite en production de semences en sec ou en irrigué, avec valorisation de la pré-coupe en foin. L'agriculteur multiplie la luzerne pour un seul établissement semencier, RAGT Plateau Central, composante du groupe RAGT SA. « Auparavant, mon grand-père a travaillé pour Jouffray-Drillaud et surtout le négoce tarnais Bosc Izarn, avant l'acquisition de ce dernier par RAGT Plateau Central en 2022. »

Deux variétés sont multipliées. Il s'agit de Verdor de type Sud (ex-type méditerranéen) et Artemis, type Nord (ex-type flamand), dont l'obtenteur est la société Barenbrug (lire Biofil 150). L'implantation est réalisée fin mars-début avril, sur sol nu exclusivement, à la densité de 10 kg/ha au moyen d'un semoir à disques de marque Kuhn. « RAGT recommande de semer 5 kg/ha seulement mais si on veut tenir la luzerne plusieurs années cette densité est insuffisante », juge Ulysse Chevallier. L'année de l'implantation, deux broyages sont généralement effectués, un courant juin puis l'autre en fin d'année. L'opération est destinée à nettoyer la parcelle. Vu la faible biomasse produite l'année de l'implantation, la valorisation en semences n'est possible qu'à partir de la seconde année. « Après la pré-coupe exportée en foin par un éleveur local, il n'y a plus qu'à attendre la récolte, en espérant avoir suffisamment de pluie pour que la repousse soit bonne. »

 

Espèces multipliées en France : une situation contrastée

Selon Semae, en 2023, luzerne (2 890 ha) et trèfle violet (526 ha) dominent largement en termes de surfaces multipliées en bio. Quant aux autres espèces de légumineuses fourragères, elles ne sont pas multipliées en itinéraires bio en France ­ cas du trèfle blanc, Perse et hybride ­ ou sur des surfaces très faibles ­ cas du sainfoin, trèfle d'Alexandrie et trèfle incarnat, avec respectivement 125 ha, 101 ha et 99 ha (Source : Semae) en 2023.

Nicolas Cestrières, multiplicateur de luzerne et trèfle violet en bio. (© Poupeau.JM)

Gestion des adventices : bien choisir la date de la pré-coupe

La date de la pré-coupe revêt une importance cruciale pour la maîtrise des adventices. Sous peine de voir repartir le ray-grass et la folle-avoine, la pré-coupe doit être réalisée à partir du 10-15 mai. « Mi-avril, voire fin-avril c'est trop tôt ! », martèle le producteur. La récolte des graines se fait en direct à la moissonneuse-batteuse, généralement mi-août. En luzerne irriguée ­ deux submersions d'eau sont effectuées en moyenne après la pré-coupe, à partir d'eau fournie par l'étang de Marseillette ­ les rendements atteignent 5 à 6 q/ha net trié, avec des écarts allant de 4 à 10 q/ha (exceptionnellement). En sec, seulement 2 à 3 q/ha sont obtenues. Mais lors d'années sèches, le rendement est beaucoup plus bas et certaines parcelles ne sont pas récoltées. « En 2023, on tombe à 1,5 q/ha sur les surfaces ramassées et seulement 0,5 q/ha sur l'ensemble des parcelles de luzerne », déplore l'agrobiologiste. En moyenne, 50 ha de cette légumineuse sont récoltés en grain chaque année mais selon la pluviométrie, la surface varie de 30 à 60 ha exceptionnellement. « Les luzernières tiennent en moyenne cinq ans sur la ferme mais parfois on les garde six, voire sept ans exceptionnellement si le salissement est maîtrisé. »

Vigilance avec la cuscute

Le parasite est présent sur certaines zones de l'exploitation. Plusieurs raisons sont avancées pour expliquer sa propagation : dissémination des graines par les engins de récolte, mais aussi les sangliers et les oiseaux. « Mes voisins viticulteurs rapportent que ces derniers sont friands des graines de cuscute présentes dans les vignes. » Sur les parcelles concernées, la culture de luzerne porte-graines devient impossible. Seule une valorisation en foin est envisageable mais dans ce cas, la marge s'effondre. Contre le parasite, Ulysse Chevallier rapporte l'intérêt du feu comme moyen de lutte efficace, mais seulement lorsque l'infestation des parcelles est limitée. « La méthode consiste à dérouler des bottes de paille dans les ronds de cuscute et à y mettre le feu, expose le multiplicateur. Plus on le fait tôt en saison, meilleure est l'efficacité. » Néanmoins cette pratique est à manier avec précaution en raison des risques d'incendie qu'amplifie le climat sec.

La marge brute intéressante

Au niveau économique, la multiplication de luzerne dégage une marge brute jugée intéressante par le producteur, notamment en sec. Elle s'explique d'abord par la modicité des charges variables. En l'absence d'apports de fertilisants comme le kiésérite, patenkali ou bore ­ « le principal facteur limitant le rendement, c'est l'eau, et non la fertilisation » ­ le seul poste de dépenses significatif réside dans l'achat des semences de base fournies par RAGT Plateau Central, pour un montant de 120 euros/ha (10 kg/ha à 12 euros le kg). « Mais cette charge est étalée sur la durée d'implantation de la luzerne, soit cinq ans », nuance Ulysse Chevallier. Côté produit, le prix de reprise de la luzerne par le semencier a longtemps tourné entre 3 et 3,30 euros le kilo. « On se situe aujourd'hui à environ 3,50 euros/kg, net trié. »

« Le trèfle violet favorise la multiplication du rumex »

Joseph Pousset. (© Poupeau.JM)

L'antienne est fréquemment entendue en agriculture bio, même si certains la démentent. L'explication la plus communément avancée du lien entre les deux espèces veut que le trèfle violet lèverait la dormance des graines de rumex. « Dans ma carrière, j'ai souvent observé davantage de rumex dans le trèfle violet que la luzerne, énonce Joseph Pousset, expert reconnu de la bio. Néanmoins, il n'existe pas de lien scientifique reconnu à ce jour selon lequel le trèfle violet favoriserait le rumex. » Si la présence de cette adventice n'est pas la même dans une luzerne ou un trèfle violet, c'est que les conditions de culture des deux espèces diffèrent fortement. Si la première préfère les sols à pH neutre à élevé et non asphyxiants, la seconde est mieux adaptée aux sols acides et à caractère asphyxiant. Or, le rumex apprécie ce dernier type de sol. « Il est acquis que les fauches répétées participent à l'affaiblissement du rumex, ajoute le spécialiste. La vivace se maintient donc plus difficilement dans une luzerne pour laquelle on réalise souvent 3 à 5 coupes annuelles sur trois, voire quatre ans, contre 2 à 3 coupes en trèfle violet mais sur deux ans le plus souvent. »

Ventilation et tri après récolte

Après récolte, les graines de luzerne sont immédiatement refroidies dans une benne ventilée pendant plusieurs jours, puis triées au séparateur, avant enlèvement des lots par RAGT. Si la présence de graines dures ou sèches n'est pas pénalisante, en revanche celle de graines de rumex ou de mélilot fait l'objet d'une forte pénalité (0,30 euro/kg). Lorsqu'elles sont observées dans les parcelles, les plantes indésirables sont éliminées manuellement avant récolte. Le produit de la vente de graines est complété par l'aide couplée aux légumineuses à graines versée dans le cadre de la Pac, d'un montant de 104 /ha en 2023, ainsi que la vente de foin lors de la pré-coupe même si les tonnages sont parfois très faibles.

Le travail aux champs limité

Une fois implantée, la luzerne porte-graines est peu exigeante en temps de travail aux champs. La pré-coupe et la fenaison sont réalisées par un éleveur. Quant à la récolte, elle est sous-traitée à une ETA locale. Ces aspects intéressent d'autant plus Ulysse Chevallier, que ce dernier est double-actif.


DANS LE TARN, LE TRÈFLE VIOLET MOINS INTÉRESSANT QUE LA LUZERNE

« Si le trèfle violet porte-graines dégage une marge brute supérieure à celle de la luzerne, il ne vaut pas cette dernière en termes agronomiques », résume Nicolas Cestrières, installé en bio depuis 2018 sur une ferme céréalière de 224 ha à Montgey dans le Lauragais tarnais. En 2023, l'agrobiologiste a multiplié la variété diploïde Spurt (obtenteur : Barenbrug) pour RAGT Plateau Central, sur 8,5 ha de boulbènes. L'implantation a eu lieu en mars 2022, derrière un couvert spontané de ray-grass, à raison de 12 kg/ha. Malgré un bon rendement, 3,65 q/ha net trié ­« dans les mêmes conditions en luzerne, je tourne plutôt autour de 2 q/ha » ­, Nicolas Cestrières délaisse le trèfle violet au profit de la luzerne pour 2024 et les années à venir. Il s'en explique : « Question salissement, si l'espèce facilite la lutte contre le xanthium grâce aux broyages répétés avant et après récolte, elle contribue néanmoins à multiplier le rumex (lire en encadré). Alors que je n'en ai jamais observé dans la parcelle, la vivace est apparue au cours de l'hiver 2022-2023 puis s'est développée. De plus, les taupins pullulent dès lors que le trèfle est conservé plusieurs années, comme c'est le cas en multiplication. » Enfin, l'espèce exerce un effet struc- turant sur le sol mais en surface seulement alors que celui de la luzerne est beaucoup plus profond. En 2024, le trèfle violet est retourné avant implantation de soja. « Ce dernier valorise très bien les reliquats azotés du trèfle, comme ceux de la luzerne. »


DANS L'YONNE, INNOVER POUR FAIRE FACE AUX ALÉAS EN MULTIPLICATION DE LUZERNE

Philippe Camburet déplore que depuis 2018 des années sans récoltes se sont multipliées. (© Fnab)

 

Comme beaucoup d'autres multiplicateurs, les frères Philippe et François Camburet, associés au sein de l'EARL du Bois de Chaumont à Marmeaux dans l'Yonne sur 200 ha de grandes cultures bio, constatent l'érosion des rendements en luzerne porte-graines. Cette dernière ­ variété Symphony P (type Nord), et auparavant d Europe ­ est multipliée pour r la Cocebi depuis 15 ans. « La moyenne atteint 2,5 à 3 q/ha mais depuis 2018, les années sans récoltes se sont multipliées », déplore Philippe Camburet. En cause, les sécheresses printanières et estivales et les fortes chaleurs limitant la biomasse produite et les rendements en graines. Le phénomène est accentué par la nature des sols, des argilo-calcaires superficiels. « Quand une luzerne de 18 mois atteint seulement 30 cm de haut en début d'hiver alors qu'elle n'a pas encore été broyée, il y a de quoi s'inquiéter quant à sa pérennité, constate l'agrobiologiste. Jusqu'à présent, la règle était de la conserver trois ans, mais avec la répétition des aléas climatiques, elle tient souvent à peine deux ans avant de dépérir. »

Nouvelles pratiques

Pour s'adapter, les pratiques habituelles sont questionnées. « Traditionnellement, on réalise la pré-coupe assez tôt en mai, en espérant une bonne repousse pour la récolte des graines en septembre. Mais étant donné le caractère de plus en plus aléatoire de la pluviométrie en mai-juin, peut-être faudra-til récolter la première coupe en graines au lieu de la broyer ou de l'exporter en foin. » Pour le multiplicateur, cette stratégie est envisageable à condition d'avoir des luzernières propres et de disposer de bons outils de triage. Une autre voie consiste à diversifier les dates de semis. « En plus du semis sous couvert d'engrain en mars, à 17-20 kg/ha, pratique qui donnait habituellement de bons résultats, il faut également considérer l'implantation opportuniste après moisson, si les pluies sont suffisantes, voire le semis sous couvert de céréales à l'automne. »

 

Jean-Martial Poupeau

(1) Au niveau du statut dérogatoire, la luzerne est passée en hors dérogation au 01/01/24. Pour les trèfles violet et blanc, l'échéance est fixée au 01/01/2027.
(2) À l'exception de 40 ha irrigables.