Luzerne fertilisante : conjuguer agronomie et quête d'autonomie

Le 06/10/2023 à 8:19 par La rédaction

Face à la raréfaction des matières riches en azote et la flambée de leur prix, un nombre croissant de céréaliers utilisent la luzerne pour fertiliser leurs cultures. L'objectif est aussi de gagner en autonomie et en cohérence. Retour sur deux années d'essais en Loire-Atlantique.

À la tête des 165 ha de la ferme de Népri, à Vieillevigne au sud de Nantes, Didier Barbarit est un entrepreneur féru d'agronomie et d'innovations. Après avoir converti ses terres en bio en 2018, il se lance dans la pratique de la fertilisation à base de luzerne ensilée en 2022, épaulé par le Gab 85. « Sans élevage, l'azote est rare pour les cultures, et donc précieux. Aussi, outre les protéagineux annuels comme la féverole ou les lentilles, la présence de luzerne en tête de rotation est incontournable. » La légumineuse, semée sous couvert d'orge de printemps occupe le terrain pendant deux campagnes, suivie d'une culture d'hiver comme le blé. Une partie des surfaces fait l'objet d'un contrat de multiplication de semences avec Cerience.

Garder ou vendre la 1re coupe ?

« Parmi les obligations du protocole de multiplication figure la fauche de nettoyage au 25 avril si possible, avec exportation impérative du fourrage. Le but est de faciliter le développement de la luzerne. Cela m'a conduit à la question du devenir de cette coupe. Faut-il la vendre ou s'en servir comme fertilisant ? » Le céréalier choisit la seconde option, dans une logique d'économie circulaire. « La pratique ne génère aucune exportation à l'échelle du système. Tout ce qui sort d'une parcelle y reviendra à un autre moment au cours de la rotation. À l'inverse, vendre du fourrage oblige à racheter par la suite les unités fertilisantes exportées. » Le galop d'essai a lieu en 2022 sur une parcelle de 9,1 ha des- tinée à la production de semences, dont 4 ha sont ensilés dans le but de fertiliser du tournesol et du chia. Le mode opératoire est le suivant : fauche de la luzerne le 25 avril, andainage avec une andaineuse à tapis de marque Roc le 26 avril puis ensilage le 27 avril, avec mise en tas du fourrage en bout de champ. « Pour gagner du temps et mobiliser le moins de tracteurs possible, le fourrage ensilé est benné en bout de champ, indique Didier Barbarit. Deux bennes seulement sont nécessaires pour suivre l'ensileuse. » Les outils de la cuma locale Larchause de Vieillevigne sont utilisés pour l'occasion.

Andainage de luzerne avec un andaineur à tapis de marque Roc chez Didier Barbarit en 2022. (© Barbarit D.)

Ensilage et épandage dans la foulée

Dans la foulée, le fourrage ensilé est repris et chargé dans un gros épandeur à hérisson de 26 m3 puis roulé et épandu sur les parcelles de tournesol et chia, distantes de trois kilomètres, à raison de 4 t/MS/ha. À noter que le sol a été labouré et roulé auparavant. « L'épandage immédiat est plus simple et beaucoup moins contraignant que la mise en silo de la luzerne avec reprise et épandage ultérieurs. » Compte tenu d'une proportion de luzerne estimée à 70 % ­ auxquels s'ajoutent 30 % de ray-grass non désiré issu d'adventices ­, l'apport équivaut à 64 unités d'azote par hectare selon la méthode Merci (1). Sitôt l'épandage effectué, suit un passage de herse rotative. « Son utilité est double : enfouir superficiellement la luzerne ensilée pour éviter les pertes d'azote par volatilisation (2) mais également affiner le sol en vue d'un faux-semis. » Une semaine plus tard, un passage de vibroculteur termine la préparation du lit de semences en vue du semis de tournesol et chia, qui a lieu début mai. Les résultats obtenus sur les deux cultures sont peu probants, la sécheresse estivale ayant fortement limité les rendements. De plus, les parcelles avaient déjà reçu environ 50 unités d'azote par ha sous forme de fumier de volailles. « Il n'y a eu aucun témoin zéro azote sur la parcelle car l'essai de luzerne fertilisante relève d'un concours de circonstances, éclaire Didier Barbarit. Néanmoins, c'est une réussite car on a démontré que c'était faisable et simple. »

Chargement et épandage de la luzerne ensilée en 2022. (© Barbarit D.)

Bis repetita en 2023

En 2023, l'essai porte sur tournesol uniquement, sur une parcelle de 10,5 ha. Cette dernière reçoit l'ensilage de luzerne issu de deux parcelles de 8,6 ha au total, distantes de moins d'un kilomètre. Les opérations de fauche, andainage et ensilage-épandage se déroulent respectivement les 3, 4 et 5 mai. L'ensilage des 8,6 ha de luzerne, dont le rendement atteint 7 tonnes brut par ha, est effectué en seulement 1 h 45. « Il y a eu sensiblement le même nombre de passages d'épandeurs que le nombre de bennes d'ensilage. » En effet, l'épandeur de 26 m3 est de grande taille et les bennes utilisées à l'ensilage sont de « petite taille », environ 14 tonnes de charge nominale. Grâce à l'étalonnage d'un épandeur qui sert de référence, environ 6 t/ha de matière brute sont épandues. À raison d'un taux de matière sèche de 40 % et compte tenu d'une teneur de la luzerne ensilée de 30 unités par tonne de matière sèche, l'apport représente environ 50 unités (3).


Le choix de l’ensilage : une teneur en azote plus forte
Didier Barbarit détaille son choix de l'ensilage : « J'ai choisi ce mode de récolte à la suite des communications faites sur ce sujet lors du colloque de Blois de 2020 sur la fertilisation azotée (lire Biofil 115). Les chiffres communément acceptés indiquaient une plus forte teneur en azote pour la luzerne ensilée par rapport à une récolte en foin, de l'ordre de 30 unités d'azote par tonne de matière sèche contre 25. »


Avantage au compost

Pour quantifier le coût de cette pratique et le comparer à celui de l'apport d'effluents organiques du commerce, l'expérimentation prend en compte les coûts de mécanisation mais également le coût « d'opportunité » (voir tableau). Ce dernier repose sur la vente de la luzerne sur pied à des éleveurs. « Dans mon cas, il est relativement facile de trouver des acheteurs locaux, qu'ils soient en bio ou en conventionnel pour un tarif avoisinant 70 euros par tonne de matière sèche sur pied. » Ramené à l'unité d'azote, le coût de l'apport de luzerne ensilée se monte à 5,70 euros en 2023 (5,16 euros/unité en 2022) contre 5 euros pour le compost acheté 100 euros la tonne. À noter que le coût de l'épandage de luzerne n'est pas intégré dans le calcul dans la mesure où il équivaut peu ou prou à celui du compost.


Fertiliser avec du jus de luzerne ?

À la suite d'essais menés en arboriculture en 2022, Bio en Hauts-de-France lance avec plusieurs partenaires dont les chambres d'agriculture, Agro Transfert RT et UniLaSalle, le projet Fertiluz à l'automne 2023. « D'une durée de trois ans, ce programme vise à expérimenter l'utilisation de jus de luzerne en application foliaire comme fertilisant en grandes cultures sur blé, maraîchage et arboriculture bio », commente Olivier Rey, conseiller en maraîchage.


En 2022, l’épandage de 4 t/MS/ha de luzerne ensilée avant tournesol équivaut à 60 unités d’azote environ.

Aller au-delà de l’aspect économique

« D'un point de vue économique, la pratique de la luzerne ensilée n'est pas rentable, admet l'agriculteur-expérimentateur. Néanmoins, elle comporte de nombreux autres intérêts. Il n'y a plus de vente de foin dont on connaît le caractère incertain, ni de dépendance vis-à-vis de fertilisants achetés à l'extérieur dont la disponibilité peut manquer. Et surtout, le fait de substituer la luzerne autoproduite à des fertilisants achetés à l'extérieur et qui viennent parfois de loin est très satisfaisant d'un point de vue personnel. » Un autre atout d'ordre règlementaire est observé : « La quantité de compost que Didier Barbarit est autorisé à apporter chaque année est plafonnée par sa teneur élevée en phosphore, limitant de ce fait la possibilité d'apport azoté, note Samuel Oheix, du Gab 85. La technique du transbordement de luzerne pourrait donc amener plus de souplesse avec l'azote. » À terme, le céréalier pense remplacer ses prairies multi-espèces par la luzerne en pur, en partie en contrat de multiplication de semences.

 

Jean-Martial Poupeau

 

(1) Méthode d'estimation des restitutions par les cultures intermédiaires, outil en ligne gratuit conçu par la chambre régionale d'agriculture de Nouvelle-Aquitaine.

(2) Ces dernières peuvent atteindre 30 % voire 50 % en l'absence d'enfouissement.

(3) La luzerne représente les trois quarts du produit ensilé, le reste venant du salissement notamment par les graminées adventices comme le ray-grass.