Initiée en 2015, la filière Sarrasin bio de Bourgogne est spécialisée dans la production et la transformation de sarrasin à gros grains décorticables. De l’amont à l’aval, ses acteurs jouent la carte de l’écoute et de la confiance mutuelle.
La genèse de la filière commence par une rencontre, en 2015. Pascal Guérin, polyculteur-éleveur bio et cheville ouvrière de la filière, alors président du Gab de Côte-d’Or, est interpellé par la lecture d’un article de la presse locale relatant la création d’Atelier Sarrasin. Cette entreprise artisanale fabrique des biscuits bio sans gluten à base de sarrasin à Montbard. « Sur une photo, on voyait des big-bags de cette graine importés de Chine et des pays de l’Est. Avec un collègue bio du secteur, Jean-Pierre Donet, et l’animatrice du Gab de l’époque, Séverine Prudent, nous sommes allés rencontrer les dirigeants de l’entreprise, Nicolas Crabot et Benoît Wartel, pour leur proposer d’utiliser du sarrasin produit en Bourgogne. » Il existe en effet une tradition de culture du sarrasin dans le Morvan, dont les sols granitiques sont proches de ceux de Bretagne, bastion du sarrasin en France.
Rapprocher l’amont et l’aval
Malgré l’intérêt d’Atelier Sarrasin pour relocaliser ses approvisionnements en graines, le trio prend conscience du fossé important entre les attentes et contraintes du transformateur et celles des producteurs. Illustration : Atelier Sarrasin n’utilise que des variétés à gros grains décorticables. « L’absence d’écorce lors de la mouture apporte à la farine un goût plus neutre et moins clivant pour les consommateurs que celle issue de sarrasin à petits grains », explique Benoît Wartel, co-fondateur d’Atelier Sarrasin. Or ces variétés sont inconnues sur les fermes bourguignonnes où seul le sarrasin argenté, type variété Harpe, est cultivé. Déterminés, Pascal Guérin et deux autres producteurs trouvent des semences de sarrasin adaptées et en emblavent quelques hectares. « En 2016, nous avons fait notre première récolte mais faute de matériel pour décortiquer les graines, le transformateur n’a pas pu les utiliser », se souvient Pascal Guérin. Alors que les pionniers sont sur le point d’abandonner, Moulin Marion leur fournit la solution. Cette entreprise familiale depuis cinq générations, située dans l’Ain, est engagée en bio depuis 1984. « L’entreprise produisait déjà de la farine et du sarrasin décortiqué pour ses clients. Elle s’est engagée à acheter notre production pour compléter ses approvisionnements. »
Séchage, triage et stockage à façon
La dynamique est enclenchée ! Elle se poursuit avec le développement des surfaces à partir de 2017 puis la création de l’association « Sarrasin Bio de Bourgogne » en 2018, étape importante dans la structuration de la filière. 2020 voit l’activité monter en puissance avec une première récolte collective d’ampleur. Cette même année, la filière accueille en son sein Deshy 21, située à Baigneux-les-Juifs. La coopérative, dont l'activité principale est la déshydratation de luzerne, s'occupe des opérations de séchage, triage et stockage du sarrasin. Un bâtiment dédié pour stocker est inauguré en novembre 2023, financé en partie grâce au Fonds Avenir Bio fonds de soutien à la structuration des filières bio. De là, les lots sont expédiés au fur et à mesure des besoins vers Moulin Marion ou le prestataire de services pour le décorticage, situé dans le Cher.
35 producteurs en 2024
De trois producteurs au départ, la filière en compte 35 aujourd’hui, tous situés en Côte-d’Or, en majorité dans la région agricole du Châtillonnais, au nord du département. Le secteur possède une dominante de sols argilo-calcaires superficiels à faible potentiel, qualifiés de « petites terres », où obtenir 10 q/ha de sarrasin est considéré comme un bon résultat. On trouve également quelques producteurs proches de Dijon, sur des sols à potentiel plus élevé, notamment limoneux. « Les surfaces cultivées par exploitation varient beaucoup, de 5 ha à plusieurs dizaines d’hectares, détaille Julien Halska, conseiller technique grandes cultures à Bio Bourgogne-Franche-Comté. Mais, à quelques exceptions près, le sarrasin reste minoritaire dans les assolements, tout au plus 10 %. »
Variétés à gros grains
Le panel des variétés éligibles est assez large dès lors qu’elles sont à gros grains. Outre Zita et Panda, majoritaires, les variétés utilisées sont Lileja et Kora. Ces deux dernières, plus précoces à floraison, se sont distinguées les années au climat estival intermédiaire comme en 2022 et 2023. « Les variétés plus tardives s’en sont moins bien sorties car les pluies sont intervenues tardivement, en août », indique Julien Halska. En 2020, en revanche, la sécheresse estivale implacable – trois mois quasiment sans pluie – a conduit à de faibles rendements et ce, quelles que soient les variétés. « En 2021, année marquée par un été humide, toutes les variétés ont donné de bons résultats, environ 10 q/ha en moyenne. » Depuis 2020, les rendements pluriannuels tournent autour de 7 q/ha. « Même si elles ne se distinguent pas toujours en termes de rendement, il est intéressant de retenir les variétés les plus précoces comme Lileja et Kora et si possible de les semer tôt, nuance le conseiller. Avec un semis précoce, il est envisageable de récolter dès la fin août ou au début septembre et ainsi d’écarter le risque de contamination par le prosulfocarbe. Il est également plus facile à cette période de récolter en coupe directe plutôt qu’en décomposé avec fauchage-andainage au préalable, limitant les coûts pour l’agriculteur. »
Culture principale ou en dérobée
La densité de semis pratiquée habituellement tourne autour de 40 kg/ha, avec des emblavements majoritairement effectués en mai. Mais dans la pratique, les semis s’échelonnent de début avril au mois de juin. Cette dernière période concerne surtout des éleveurs implantant le sarrasin en dérobée, à la suite d’une récolte de fourrage, ou en remplacement d’une culture ratée. En raison de sa rusticité légendaire, le sarrasin est souvent placé en fi n de rotation, « au moins trois ou quatre ans après le retournement de la luzerne ». Il précède et suit généralement une céréale à paille. « Quelques rares producteurs ont pratiqué le binage, dans les parcelles où l’on observe une flore importante d’adventices, note Julien Halska. Mais l’opération est risquée car les tiges de la polygonacée sont très fragiles. » Le conseiller recommande plutôt d’augmenter la densité de semis. « Dans l’ensemble, le degré de propreté des parcelles est plutôt satisfaisant même si on voit parfois des champs où chénopodes, folle-avoine ou chardons passent au-dessus du sarrasin, poursuit-il. Cela tient notamment à la faible présence des cultures d’été dans les rotations. »
Prosulfocarbe et Datura, problèmes majeurs
Face aux risques de contamination par la molécule prosulfocarbe utilisée en conventionnel dans le désherbage des céréales en post-semis/pré-levée, l’association anticipe : elle exige la fourniture, aux frais de l’agriculteur, d’une analyse en cas de récolte du sarrasin postérieure au 30 septembre – période de démarrage des semis en conventionnel. Quant au risque de Datura (1), il est également surveillé de près. « En 2023, environ 1/5e des surfaces ont été survolées par un drone. » L’opération couvre 200 ha en 2024, soit environ un tiers des surfaces. Facturée environ 70 euros/ha par un prestataire de services, la dépense est prise en charge collectivement par la filière. « Les producteurs ont été beaucoup sensibilisés à cette question bien que le risque dans notre zone de collecte reste limité, rappelle Julien Halska. En effet, la présence de Datura est souvent liée à des rotations chargées en cultures d’été. Ici, à l’exception du tournesol, les assolements portent majoritairement sur la luzerne et les cultures d’hiver. »
Quelles perspectives pour 2024 ?
Le fait marquant de 2024 est la reprise d’Atelier Sarrasin par Favrichon (groupe Organic Stories) suite à une liquidation judiciaire. « Le nouveau propriétaire dispose de moyens humains et commerciaux dont Atelier Sarrasin était dépourvu. Il a manifesté son intention de continuer à travailler avec nous et de développer la filière », se félicite Pascal Guérin. L’interlocuteur principal reste le même, Benoît Wartel, ex-fondateur d’Atelier Sarrasin, qui conserve des responsabilités au sein d’Organic Stories. « Pour 2024, un volume d’environ 550 t de sarrasin a été contractualisé avec Moulin Marion, à ajuster en septembre en fonction du marché. La rémunération est d’environ 1 000 euros la tonne de graines aux normes pour les producteurs, précise Maxime Haran, chargé de mission filières à Bio Bourgogne-Franche-Comté. Au vu du contexte actuel de crise de la bio, il s’agit d’une sécurité appréciable pour ces derniers. » L’intégralité de la production de l’association est achetée par Moulin Marion, dont les besoins en graines de sarrasin bio sont estimés à 1 300 t pour 2024. « Une partie des volumes, 60 à 100 t, sont destinés à Favrichon, grains décortiqués surtout et farine, le reste est écoulé en farine auprès de nos clients transformateurs – Le Pain des Fleurs, Markal, Nutrition et Santé, etc. – et artisans-boulangers, détaille Julien-Boris Pelletier, directeur général. Si la récolte excède le volume contractualisé à prix ferme, nous réduirons nos achats spot de graines de sarrasin auprès d’autres fournisseurs, de façon à utiliser l’intégralité de la production de l’association. » Quant au prix pour le volume excédentaire, il sera payé en fonction des conditions du marché.
Et au-delà ?
Lancé en 2020, l’objectif initial « 1 000 ha, 1 000 t de grains » visé pour 2025 tient toujours, même s’il est actuellement tempéré par la crise de la bio. « L’outil de Deshy 21 est capable d’absorber 1 000 t par an, remarque Pascal Guérin. Si on y parvient, les coûts fixes seront réduits, et on répondra favorablement aux nouveaux producteurs qui poussent à la porte. D’ores et déjà, avec près de 600 ha emblavés en 2024, la preuve est faite que le sarrasin n’est plus une roue de secours mais une culture installée durablement dans les assolements. »
Une démarche d'amélioration permanente
« Nos axes de recherche portent sur l’identification de nouvelles variétés intéressantes en termes de rendement mais aussi l’amélioration de la qualité – taux de calibrage, poids spécifique, taux de protéines –, en lien avec les besoins de Moulin Marion et Favrichon », indique Julien Halska. Pour Julien-Boris Pelletier, « la clé pour être compétitif vis-à-vis des graines importées des pays de l’Est, moins chères d’environ 40 % par rapport à l’origine France, passe par l’amélioration du rendement en décorticage des graines. De 30 à 40 % actuellement, nous souhaitons atteindre 50 % en travaillant notamment sur le passage des graines à la vapeur en amont du décorticage et un meilleur calibrage. » Les pays de l’Est sont familiers du sarrasin décortiqué, qu’ils consomment à la façon du riz ou en bouillie. Leur savoir-faire historique en matière de décorticage conduit à de meilleurs rendements en graines décortiquées. De plus, leurs outils de décorticage sont modernes et de dimension importante. D’où d’importantes économies d’échelle, qui contribuent à la compétitivité des graines à l’export.
Jean-Martial Poupeau
(1) La présence de graines de Datura dans les lots de sarrasin est rédhibitoire en raison des risques de toxicité de la farine pour les consommateurs.