Aux côtés des agriculteurs, les conseillers agricoles sont en première ligne face aux effets du réchauffement climatique. S’adapter passe par une remise en cause des préconisations et un nouvel état d’esprit. Témoignages dans plusieurs régions.
ALAIN LECAT, DANS LES HAUTS-DE-FRANCE
Au départ conseiller agricole bio à la chambre d’agriculture du Nord en 1997, Alain Lecat occupe aujourd’hui le poste de conseiller technique bio à la chambre d’agriculture de la Somme. « Au long de ma carrière agricole démarrée dans les années 1980, jamais je n’aurai imaginé voir autant de bouleversements climatiques, martèle Alain Lecat. Qui Alain Lecat. plus est, ces derniers s’accentuent. » Auparavant, le printemps était rythmé
par des créneaux météorologiques répétés, assurant un planning des cultures bien rodé : février était le mois le plus froid, puis intervenaient les giboulées de mars, le retour d’une période sèche avec vent d’est froid à Pâques avant la survenue des derniers épisodes froids au moment des Saints de Glace en mai. « Hélas depuis 6-7 ans, nos repères météo changent plus rapidement, avec des printemps plus secs, parfois deux années de suite comme en 2021 et 2022. 2023 échappera-t-il à ce qui va devenir la norme... ou pas ?, s’interroge le conseiller. Notre région, pourtant pourvue d’une façade maritime, peine dorénavant à être arrosée régulièrement. C’est un comble ! »
Quelles conséquences pour les cultures ?
Pour le conseiller, le réchauffement climatique s'est manifesté lentement au départ. « Les premiers signes sont apparus sur féverole de printemps, avec l'arrivée des bruches. Au départ les grains bruchés étaient localisés dans des parcelles à l'environnement très diversifié puis la contamination s'est généralisée aux Hauts-de-France. » Une autre manifestation est la baisse des rendements en féverole de printemps. « On est passé de 45-50 q/ha à 30-35 q/ha et depuis cinq ans, on tombe régulièrement à 15 q/ha. En cause, les coups de chaleur à plus de 32 °C à la floraison, inconnus jusqu'alors. »
Avancée des dates de semis et récolte
Qu'il s'agisse du conventionnel ou de la bio, les effets du réchauffement se mesurent sur maïs par l'avancement des dates de semis mais surtout par la précocité des récoltes. « Sur maïs-ensilage en 30 ans, celles-ci arrivent un mois plus tôt, du 15 octobre en moyenne au 15 septembre, voire 5-10 septembre comme en 2022. Les agriculteurs n'ayant pas encore tous changé les indices de précocité, cela se traduit surtout par des récoltes dans de bien meilleures conditions pédoclimatiques. Aussi, les implantations de blé qui suivent sont bonnes, d'où un gain de rendement potentiel. » Le phénomène s'avère encore plus marqué en maïs-grain dont la récolte est avancée au début novembre, à des taux d'humidité de 25 % seulement, alors qu'elle s'étalait auparavant jusqu'au 15 décembre. « Dans l'ensemble, les saisons ne sont plus aussi marquées qu'auparavant, ce qui est pesant et même déstabilisant pour notre métier de conseiller. » 2022 en est l'illustration. « Quelle préconisation fournir aux agriculteurs lorsqu'un pois de conserve semé le 15 mars, soit à une date considérée comme optimale, ne donne que 2 t/ ha à cause des coups de chaud de mai ? Et qu'un autre, emblavé mi-mai subit au début floraison la canicule de mi-juin, s'interroge Alain Lecat, tout en complétant. En 2022, certaines féveroles de printemps ne mesuraient que 10 cm de hauteur à la mi-juin et elles étaient complètement attaquées par les pucerons. »
Le tournesol s’implante
« Ce qui marchait hier ne fonctionnera peut-être plus demain, aussi le conseiller doit à présent intégrer dans ses raisonnements agricoles non seulement le réchauffement climatique mais aussi les dérèglements qui vont avec ! » La notion de risque climatique est prise en compte dans le choix des cultures et dans la construction des assolements. Dans ce cadre, de nouvelles cultures inconnues ou presque au nord de la Seine sont expérimentées, comme le tournesol, qui a fait son apparition dans la région depuis deux ans. « Je ne pensais pas connaître cela dans ma carrière, s'étonne Alain Lecat. Pour moi cette culture était réservée aux Charentes. » L'oléagineux gagne du terrain dans les Hauts-de-France et est à présent semé régulièrement dans le sud de l'Oise et de l'Aisne. « En 2021, du tournesol bio a même été implanté à Montreuil-sur-Mer dans le Pas-de-Calais, à 10 km de la Manche ! Mais de là à le préconiser systématiquement dans les assolements, il y a encore du chemin et ce, d'autant plus que ces deux premières années d'expérimentation ont montré des résultats contrastés : en 2021, la récolte s'est faite presque sous l'eau fin octobre tandis qu'en 2022, le tournesol a été récolté en septembre et aux normes d'humidité requises. »
Prudence avec le soja
D’autres cultures sont testées comme les lentilles en micro-parcelles puis le lupin, le quinoa et le soja en 2015 et 2016. « Le réchauffement climatique n’est pas assez prononcé pour conseiller d’implanter ce dernier dans la région, même avec des variétés 0000, nuance le conseiller. À moins d’être équipé d’un séchoir à la ferme pour assurer la récolte. » Pour autant, les cultures traditionnelles ont encore leur place, même si là encore les préconisations évoluent. En témoigne le remplacement de la féverole de printemps par son homologue d’hiver dans les assolements. Plus précoce, l’espèce hivernale échappe en principe aux coups de chaud à la floraison. « Cette année, pour la première fois un itinéraire technique dit « de rupture » avec de la féverole de printemps semée en hiver est testé chez un agriculteur. »
Les sources d’inspiration multiples
Alain Lecat s'appuie également sur les recherches d'instituts techniques comme Arvalis ou Terres Inovia, afin d'impulser des changements et des prises de conscience chez les producteurs. Ces derniers sont également force de proposition quant aux itinéraires à tester et mettre en oeuvre. Les réseaux sociaux et en particulier les vidéos d'agriculteurs sur YouTube sont des lieux d'échanges et une autre source d'inspiration pour le conseiller. « Les agriculteurs ont besoin d'échanger pour se rassurer face aux incertitudes. Au quotidien, ils me questionnent de plus en plus quant à la véracité des itinéraires techniques à mettre en place face à un climat sans cesse changeant et dont les prévisions sont parfois erronées. Aujourd'hui, le conseil doit être réactif. Il faut se tenir au courant de la météo à venir et sans cesse reprogrammer la stratégie avec l'agriculteur pour s'adapter. » Ainsi, Alain Lecat est amené à proposer plusieurs itinéraires techniques, munis d'options, et parfois déclinés en plan A, puis B, puis C... au gré des scenarii météorologiques. « Je finis toujours mon conseil en répétant : on sera plus malin après ! » Face à la hantise de vivre un nouveau printemps sec, le conseil délivré par Alain Lecat est : « Reprends ton labour et ferme-le pour éviter le dessèchement. » (NDLR : interview réalisée le 28 février).
Culture aux rendements aléatoires,
la lentille réunit adaptation aux conditions sèches et marché porteur. (© Riquet G)
JEAN ARINO, EN OCCITANIE
Conseiller spécialisé en grandes cultures bio à la chambre d’agriculture du Gers depuis 1999, Jean Arino co-anime aussi le comité technique grandes cultures bio d’InterBio Occitanie. Fort d’une longue expérience, il témoigne :« Le climat est de plus en plus erratique avec de fortes variation interannuelles tant en matière de pluviométrie que de sommes de température, Jean Arino. observe-t-il. Depuis 2019, nous n’avons pas
connu d’année normale. » Après 2020 et son printemps humide, préjudiciable au lin et aux lentilles notamment, 2021 a été très sec au printemps puis très pluvieux en juillet pour les moissons. Puis 2022 a connu un été très sec, avec 70 mm de pluie seulement entre juin et septembre. Certaines cultures d’été comme le blé noir, implantées dans le sec en mai n’ont parfois rien donné en l’absence de pluies estivales. « Sans irrigation, le tournesol avec 9 à 15 q/ha et plus encore le soja, avec 7-8 q/ha en moyenne, ont été particulièrement pénalisés tandis qu’en irrigué, ceux qui n’ont pas subi de restrictions d’eau ont atteint des rendements corrects, autour de 21 q/ha, inférieurs de 25 % à la moyenne. Autre illustration, un record absolu de pluviométrie a été enregistré en 2022 dans le département en novembre, avec 130 mm d’eau. » Parmi les plantes témoins des irrégularités du climat, figure la lentille. « Depuis sept-huit ans, ses rendements font le yo-yo permanent, de 0 q/ ha parfois comme en 2021 à 4 q/ha en 2022. Il devient rare de passer la barre des 10 q/ha. »
Modifier l’assolement
Comme son homologue nordiste, le conseiller occitan voit les modifications de l'assolement comme la voie privilégiée pour s'adapter au réchauffement climatique. « Les cultures d'hiver comme les céréales mais aussi le colza, ont de plus faibles exigences en eau et sont moins sensibles aux effets de la sécheresse estivale que les cultures d'été. » Néanmoins, leur développement bute sur un marché pas toujours porteur, comme en blé meunier (lire en encadré). Les céréales de printemps, à l'instar de l'orge brassicole, ou l'avoine pour la floconnerie peuvent étaler les périodes de sensibilité au climat. Sans oublier le lin oléagineux de printemps, le pois chiche en sols sains et la très capricieuse lentille. « À condition de les semer tôt, en février, car en mars c'est souvent trop tard. »
Optimiser la gestion de l’eau
Dans le Gers, une partie des cultures d'été en bio est irriguée, le soja en premier mais aussi le maïs et parfois le tournesol. « Pour s'adapter à la faiblesse de la ressource observée cette année, certains irrigants ont prévu de basculer des surfaces en soja ou maïs vers le tournesol, moins gourmand en eau. » Limiter les surfaces en soja sert à assurer plus facilement les besoins en eau de la plante, laquelle s'avère très sensible au stress hydrique précoce. « En soja, les apports d'eau jusqu'en fin de cycle, en septembre, sont indispensables car la composante « poids de mille grains » est essentielle pour l'élaboration du rendement. » Jusqu'à cinq tours d'eau ont été nécessaires pour l'oléo-protéagineux en 2022, contre deux en tournesol. « Toujours en cas de faible disponibilité en eau, on peut miser sur des blés de qualité, riches en protéines et donc mieux valorisés, et nettement moins gourmands en irrigation que le soja puisqu'un ou deux tours d'eau seulement sont nécessaires au printemps. » Certains agriculteurs choisissent Valbona, variété de blé de printemps, parfois en association avec des lentilles. « À condition de semer tôt, en février, cette stratégie est payante. »
Gestion des risques : panacher les dates de semis
Même s'ils sont peu nombreux, certains agriculteurs bio emblavent la même espèce blé par exemple à la fois au printemps et en automne, en utilisant des variétés différentes ou alternatives. Le but est d'étaler les risques climatiques. Cette pratique complique la gestion de l'assolement et nécessite davantage de travail, mais elle est possible pour un grand nombre d'espèces tant pour les céréales (blé, orge, avoine, etc.), les protéagineux (féverole, pois, lupin) ou encore pour le lin oléagineux. Ce, sous réserve d'avoir des terres portantes en fin d'hiver et d'éviter les situations séchantes, notamment au sud de la Loire. « 2022 par exemple a été une année très favorable pour les lentilles de printemps, favorisées par le temps sec et la chaleur. En revanche, elle a été beaucoup plus modeste pour les lentilles d'hiver, implantées en association avec le seigle ou l'épeautre par exemple », note la chambre d'agriculture des Hauts-de-France.
Priorité à l’anticipation
En maïs, l'adaptation aux restrictions d'irrigation passe, comme en conventionnel, par le choix de variétés plus précoces, d'indice 380 à 420 plutôt que 550 ou 600 mais également par des semis réalisés plus tôt. L'objectif est d'avancer la date de floraison du maïs de façon à limiter l'exposition au stress hydrique mais aussi de récolter plus tôt, ce qui réduit voire annule les frais de séchage. « Cette année, beaucoup de producteurs disent être prêts à semer leurs cultures d'été en avril plutôt qu'en mai, dès lors que plusieurs semaines de beau temps sont annoncées, note Jean Arino. Pour tous, il s'agit d'éviter de reproduire le scénario noir de 2022, année où les semis de mai ont mal levé, conséquence de la météo sèche qui a suivi. » Pour cela, les agriculteurs ont anticipé les façons culturales, notamment les faux-semis. « Ces derniers interviennent désormais beaucoup plus tôt, en février et avril, plutôt qu'en mars et mai. »
JEAN CHAMPION, EN AUVERGNE-RHONE-ALPES
Conseiller spécialisé en grandes cultures bio à la chambre d’agriculture de la Drôme depuis 2010, Jean Champion vient en appui d’agriculteurs en conversion. Il est aussi responsable de l’aménagement du site du salon Tech&Bio à Valence. « Au terme réchauffement climatique, je préfère celui de modifications climatiques, avise Jean Champion. Dans la Drôme, celles-ci se manifestent par des étés plus longs et plus secs, notamment en septembre, limitant l’intérêt des déchaumages estivaux ainsi que la réussite de l’implantation des couverts, dont le rôle est pourtant capital en bio. » Quant au manque de pluie observé en hiver, il réduit l’efficacité des engrais organiques épandus en février-mars sur les blés. « Dans l’ensemble, les céréaliers bio du département n’ont pas intégré dans leurs pratiques les modifications climatiques. Il est vrai que la fréquence élevée du recours à l’irrigation limite l’impact de ces dernières et ce, même si les restrictions à l’usage de l’eau sont croissantes. » Quelques évolutions apparaissent cependant. « La sole de maïs recule depuis quelques années au profit notamment du tournesol, moins gourmand en eau mais avec la difficulté de trouver des parcelles suffisamment éloignées de celles en multiplication, nombreuses dans le département. »
Le rôle clé du marché
On voit également se développer les ppam, comme la lavande, mais également les lentilles ou le pois chiche notamment dans des fermes de taille réduite et en vente directe. « Quant à cultiver d'autres espèces, moins sensibles aux modifications climatiques, encore faut-il pouvoir les vendre ! Les choix d'assolements des agriculteurs sont d'abord gouvernés par les marchés. Or, ces derniers sont bouleversés depuis un an par les conséquences de la guerre en Ukraine et la baisse de la demande en bio, sans oublier l'inflation sur le prix des intrants. » En témoignent, la difficulté à trouver des débouchés pour le sorgho-grain pourtant adapté à la sécheresse estivale ou encore l'absence de dynamisme du marché du blé meunier. De plus, il faut aussi tenir compte de la taille limitée de certains marchés comme celui du pois chiche, notamment pour des raisons culturelles.
Remises en cause des préconisations
« Pour ceux qui sont équipés, irriguer les couverts pour les faire lever est payant tant au niveau économique qu'agronomique, mais cette pratique est délicate à conseiller dans le contexte actuel de restriction d'eau. Pour la même raison, difficile de préconiser à un agriculteur de réaliser un tour d'eau sur du trèfle blanc semé sous couvert de blé, pour qu'il passe les coups de chaud estivaux après la récolte et qu'il reparte. Cela revient à irriguer des chaumes ! » Aussi, la pratique du semis sous couvert de céréales est remise en cause. « Afin d'avancer le cycle des cultures d'été et réduire la durée de leur exposition à la sécheresse estivale, certains agriculteurs sont tentés de précocifier la date de semis notamment sur tournesol, mais cette pratique est déconseillée. En effet, lorsque l'oléagineux est semé très tôt, début avril plutôt qu'à la fin du mois, l'expérience montre qu'on subit des épisodes pluvieux et périodes froides conduisant à l'échec du désherbage mécanique quatre années sur cinq. »
Variations inter-annuelles ?
« Même si le réchauffement climatique est incontestable, attention à ne pas tout mettre sur son compte, avertit le conseiller. Certaines évolutions sont simplement le fait de variations inter-annuelles du climat. Par exemple, les mois de janvier, février et mars ont toujours été secs dans le département même si c'est beaucoup plus marqué cette année. Quant à l'automne, il s'agit de la saison habituellement la plus humide durant laquelle nous connaissons certaines années des épisodes cévenols. Néanmoins, ce phénomène n'est pas nouveau. Enfin, à la différence d'autres régions nous n'avons pas battu de records de chaleur ces dernières années. »
Jean-Martial Poupeau