La diversification est dans l’ADN de l’agriculture bio : elle vise les écosystèmes, les espèces et les variétés cultivées, les races et les méthodes d’élevage, les rotations, les itinéraires techniques, les modes de transformation, les débouchés commerciaux, l’organisation du travail, l’intelligence collective, etc. La bio est un laboratoire d’initiatives multiples, révolutionnant aussi les grandes cultures. Or si diversifier consolide les systèmes, répondant aux enjeux climatiques, le défi reste de déjouer les pièges de micro-filières prometteuses afin de les rendre durables.
[ INTERVIEW ]
Jean-Marc Meynard est directeur de recherche émérite à l’Inrae, président des conseils scientifiques de l’Itab depuis 2013, et des chambres d’agriculture depuis 2012. Il est co-auteur de l’une des rares études sur la diversification des cultures parue il y a dix ans.
Biofil : La diversification, est-ce, pour vous, une nécessité ?
La diversification est sans contexte indispensable à la transition écologique, à la résilience des systèmes et à la durabilité de l’agriculture. Diversifier et relocaliser doivent être la base en agriculture bio, et les démarches sont aussi à promouvoir en agriculture conventionnelle, trop hyperspécialisée. De nombreuses recherches le prouvent ! Ce concept de diversification englobe de multiples facettes, pouvant mixer productions végétales et animales, à l’échelle de la parcelle ou de la ferme. Cette démarche peut s’élargir à la transformation, la vente, l’agrotourisme, la méthanisation, l’agrivoltaïsme, l’écoconstruction, et toutes autres activités complémentaires, périphériques aux cultures agricoles de base. Les professionnels de l’agriculture devront être de plus en plus imaginatifs et agiles pour s’adapter aux nouveaux besoins et aux crises. Nous l’avions déjà montré dans notre étude parue en 2013, que j’ai coordonnée (1).
Sur le plan végétal, la diversification fait ses preuves ?
Toute diversification n’est pas vertueuse, mais les résultats sont en grande majorité positifs. C’est désormais prouvé, diversifier les espèces végétales est une stratégie incontournable en bio, pour bénéficier de la régulation des « bioagresseurs », et en particulier des adventices. En conventionnel, elle est un facteur de réduction des pesticides, et en bio également, même si ceux-ci sont d’origine naturelle. La diversité des espèces dans une association – agroforesterie, cultures annuelles associées –, favorise les mycorhizes, qui contribuent à l’absorption de l’eau et du phosphore par les cultures. L’expertise scientifique de l’Inrae tout juste publiée fin 2022 le confirme. Intitulée « Protéger les cultures en augmentant la diversité végétale des espaces agricoles » (2), elle démontre sans ambiguïté qu’augmenter le niveau de diversité végétale des parcelles et des paysages dilue la plante hôte du bioagresseur phytophage dans un couvert végétal, le rendant moins dangereux. Celui-ci constitue non seulement un environnement plus concurrentiel aux adventices, mais abrite aussi les ennemis naturels des bioagresseurs.
Quels sont les autres atouts ?
L’expertise d’Inrae montre que les systèmes diversifiés présentent en moyenne de plus hauts niveaux de biodiversité et fournissent davantage de services écosystémiques à la société. Les mélanges varié- taux de plus en plus utilisés, les cultures associées – notamment
céréales-légumineuses – très diverses – 35 associations différentes ont été répertoriées chez 20 agriculteurs bio –, l’agroforesterie, et aussi l’allongement des rotations, avec l’introduction de nouvelles espèces, devraient se développer dans tous les systèmes agricoles. En bio, gérer les adventices ainsi contribue à réduire les passages de désherbage mécanique, à limiter les coûts, et à améliorer la fertilité des sols. Le choix de la succession des cultures doit se raisonner en fonction des paramètres agronomiques et aussi économiques. Évidemment, la question des débouchés est essentielle. Pas question de se lancer dans une nouvelle culture sans filière, au risque de fragiliser la stratégie même de diversification. Il faut développer les itinéraires techniques en même temps que le marché, ce qui nécessite une mobilisation collective – plusieurs agriculteurs, entreprises d’amont et d’aval.
Qu’en est-il des rendements ?
Il est désormais montré que la diversification de la végétation cultivée s’accompagne souvent de gains de rendement, et d’une réduction de leur variabilité. Mais ce critère n’est pas essentiel. Il faut aussi changer la façon de calculer les résultats d’une culture, en la basant sur la rotation et non plus seulement sur les résultats annuels. En particulier, les centres de comptabilité devraient se baser sur des analyses pluriannuelles pour comparer la rentabilité des différentes productions. La marge brute d’un pois, d’une féverole ou d’une luzerne, doit être considérée au regard du blé et des autres cultures qui suivront, et dont la production profitera de la fixation symbiotique. À prendre en compte également dans le calcul économique : la diversification peut entraîner des coûts supplémentaires, comme les trieurs perfectionnés, ou des embauches de main-d’œuvre, et de la formation.
À trop diversifier, les agriculteurs-trices peuvent-ils perdre en compétences ?
Même si c’est difficile, cela peut les aider à progresser et à s’adapter, à l’opposé d’une trop grande spécialisation qui peut les enfermer dans un système. Mais la diversification n’est pas obligatoirement une complexification ! On peut la raisonner de manière à avoir une régularité de production, avec moins d’interventions, en réduisant le temps de travail sur chaque espèce, pour toutes les mener de front. Par exemple, on peut gérer une association plurispécifique en bio de manière à ne pas avoir à intervenir entre semis et récolte : on choisit alors des espèces compétitives, on sème relativement dense, etc. Chaque agriculteur doit adapter sa diversification à sa situation ! Ils sont nombreux à être innovants, mettant au point des itinéraires techniques inédits, qu’ils améliorent d’une année à l’autre en fonction des résultats obtenus. Dans notre laboratoire de recherche, on travaille avec ces agriculteurs innovants, et, avec leur accord, on teste, on améliore, on adapte leurs innovations. Il s’agit de les aider à concevoir leurs propres systèmes diversifiés, en s’inspirant des travaux de la R&D ou d’autres agriculteurs. Les démarches collectives dans les territoires sont indispensables.
Vous parlez aussi de verrouillages ?
Les cultures de niche n’attisent l’intérêt ni de la recherche, au niveau des semenciers par exemple sur la sélection de génétiques plus résistances ou plus productives, ni de l’expérimentation sur des itinéraires techniques, ni des fabricants de matériels. Il y a plus de moyens mis sur le colza, que sur l’ensemble des légumineuses à graines. Les espèces comme la chia, le quinoa, le chanvre, le petit épeautre, le millet, ou d’autres céréales, ou les légumes marginaux, ne bénéficient pas ou peu de moyens pour améliorer leur mise en culture, ou leur valorisation par la transformation. Ce que l’on appelle verrouillage, c’est quand les agriculteurs ne cultivent qu’un petit nombre d’espèces, parce que les références, les variétés nouvelles, les débouchés, n’existent pas pour les cultures de diversification. Le verrouillage n’est pas décidé par un acteur particulier : tout le monde s’est organisé autour des cultures dominantes, et il n’y a plus de place pour les cultures mineures. Alors que d’énormes budgets sont mis sur les cultures dominantes, comme le blé, le maïs ou le colza, et ce, avec des modes de production intensifs. Ces verrouillages sont de nature systémique, entretenus par les investissements massifs à rentabiliser, notamment de l’aval et les savoir-faire difficiles à faire évoluer.
Comment lever ces blocages ?
En 20 ans, malgré ces verrouillages, la bio a su innover pour diversifier un maximum. Les producteurs, les transformateurs, les filières ont pris des risques, pour répondre à la demande de consommateurs soucieux de leur santé et de l’environnement, et ouverts à des nouveautés. L’agriculture bio et la consommation ont évolué ensemble : les producteurs ont cultivé le pois chiche, l’épeautre, les lentilles, en même temps que les consommateurs bio les inscrivaient à leur menu. Quand plus de consommateurs auront compris l’intérêt de diversifier leurs apports nutritionnels, les goûts, les systèmes évolueront. La bio est le laboratoire de la diversification, sur tous les plans, avec de très belles réussites. En tomates par exemple, les producteurs bio ont su varier les couleurs et les goûts, via la réintroduction de variétés anciennes populations, qui ont pu être récupérées en innovations hybrides par les semenciers.
Pourtant, la crise de la bio touche ceux qui ont pris des risques
Dans cette période, que je pense transitoire, où la consommation bio baisse, mettant des acteurs à mal sur le plan fi nancier, il faudrait que les pouvoirs publics bougent davantage. Le soutien reste trop limité, et il y a une incohérence entre les discours et l’appui fi nancier à la bio de ces dernières années. La grande distribution a son rôle à jouer également, en informant davantage, en communiquant sur les spécificités du bio, notamment cette large diversification indispensable à ce mode de production. Quelle proportion des consommateurs fait le lien entre manger du bio, et contribuer à la réduction des pesticides ? Même le plan Ecophyto ne le fait pas vraiment, car il ne cible pas le comportement des consommateurs.
L’Inrae travaille-t-il sur ce sujet ?
Beaucoup de chercheurs planchent sur l’agroécologie, dont la diversification est un pilier. Mais la place donnée à la diversification n’est pas toujours visible, on n’emploie pas trop ce mot : dans la recherche, on parle plus de biodiversité cultivée, ou du maintien d’une petite agriculture diversifiée, comme aux Antilles. La polyculture-élevage et les synergies entre cultures et élevage aussi reprennent de l’intérêt pour les chercheurs. Mais la monoculture spécialisée est très ancrée, et ne rend pas la diversification facile. À cause du verrouillage, on a moins de références, moins de mécanismes connus, moins d’acteurs la soutenant. L’économie d’échelle a gagné. Il est essentiel d’inverser la tendance, on y arrivera, je pense, mais cela prendra du temps.
Et l’Itab ?
L’Institut a toujours travaillé sur la diversification, mais au niveau de l’amont agricole, pas encore sur l’aval, sur la transformation. Après cinq années compliquées, l’Itab, avec sa requalification agricole et agroalimentaire, va pouvoir s’attaquer à ce sujet dans toute sa complexité.
Propos recueillis par Christine Rivry-Fournier
(1) Freins et leviers à la diversification des cultures , J.-M. Meynard, A. Messéan, A. Charlier, F. Charrier, M. Fares, M. Le Bail, M.B. Magrini, I. Savin, 2013. Inrae.fr
(2) Protéger les cultures en augmentant la diversité végétale des espaces agricoles , A. Vialatte, V. Martinet, A. Tibi (coord.) et al, octobre 2022.
Lire le dossier complet "Diversifier une stratégie gagnante en grandes cultures" dans le Biofil 148.