Dans un contexte de tension sur les marchés bio, en particulier en légumes, les partenaires du projet VivLéBio2 – 2020-2024 – partagent une analyse de la situation et les leviers mobilisables à l’échelle des exploitations. Quels sont ceux contre la crise actuelle ?
Le recul général de la consommation de légumes conventionnels et bio explique en partie la crise à laquelle fait face la filière légumière : selon Kantar, les volumes de fruits et légumes achetés entre janvier et septembre chutent de 12 % en 2022 par rapport à 2021. Ce repli a plusieurs origines. La levée des restrictions sanitaires dues au covid a sûrement modifié les priorités budgétaires des Français. En 2022, l'inflation des prix, la diminution du pouvoir d'achat et le contexte anxiogène dû à la guerre en Ukraine accentuent la baisse des ventes de légumes non considérés comme prioritaires. La vente de produits bio a décru de 5 % par mois entre octobre 2021 et octobre 2022. La moindre chute des ventes constatée sur les derniers mois est accentuée par une élévation des prix pratiquée par les GMS grandes et moyennes surfaces ainsi que par le déréférencement des produits bio dans certaines de ces enseignes.
Inflation et surmarges
Heureusement, les produits bio sont moins impactés par l’inflation globale (4 % contre 6 % pour les produits conventionnels en juin 2022 – source IRI), car les systèmes agricoles bio sont plus résilients, plus autonomes et moins dépendants des importations. Malgré tout, cette mieux-disance à la production n’est pas récompensée en GMS qui appliquent des surmarges sur les produits bio. Dans ce contexte, une enquête sur les prix des légumes bio dans différents circuits de commercialisation (GMS, Biocoop, vente directe, etc.) a été menée par Bio en Hauts-de-France pour objectiver cette hypothèse. Elle montre que les GMS pratiquent des prix significativement plus élevés dans leur gamme bio que les autres circuits de commercialisation (sauf pour la carotte bio) (1).
Les raisons de cette fragilité
De 2015 à 2020, la production légumière bio de plein champ s'est construite à un rythme très soutenu, répondant à une croissance à deux chiffres de la consommation de produits bio et un marché industriel très dynamique. Pour accéder à ces marchés, les producteurs ont investi de manière conséquente : 50 000 à 300 000 pour le matériel semis-désherbage-récolte, 150 000 à 300 000 pour l'irrigation, 400 000 à 1 million d'euros pour le stockage. Couplés à des besoins élevés en fonds de roulement, ces investissements ont fragilisé économiquement certaines exploitations face à un revirement rapide du marché.
De plus, les exigences des modèles industriels spécialisés déjà existants en conventionnel se sont vite appliquées à ces filières bio, contraignant la résilience agro-environnementale et économique de ces systèmes : concentration des zones de production, choix limité de variétés, dates de semis et de récolte imposées, contraintes en calibres et formes obtenus, nécessaire irrigation et mécanisation. Financer les investissements réalisés implique une rentabilité maximale : d'où le non-respect d'un délai de retour pour ces cultures sur une même parcelle, entraînant dans certaines situations des impasses agronomiques (fertilité, gestion des adventices, gestion des maladies/ravageurs). Celles-ci ont engendré des coûts de production et des pertes parfois conséquentes, fragilisant les modèles économiques des exploitations et de la filière. Ces constats sont à l'origine de la création du projet VivLéBio. Son objectif est de trouver des solutions aux contraintes des systèmes légumiers bio de plein champ pour assurer leur durabilité.
Face à la crise : les avis des opérateurs économiques partenaires de VivLéBio2
Norabio : Pour la coopérative Norabio, il s’agit de limiter les paris et de cultiver uniquement ce qui est engagé avec les opérateurs de l’aval. « L’important est de ne pas produire quelque chose qu’on ne saura pas vendre et différencier nos prix selon les coûts de production. Le kilo de légumes invendus coûte très cher, surtout ceux de printemps. Il a accumulé toutes les charges de l’exploitation, plus celles du stockage et du transport. Nous souhaitons sécuriser au maximum les contrats. » Pour ce faire, la coopérative a engagé un travail précis d’analyse des coûts de production produit par produit. « Nous différencions nos prix avec chaque client selon les produits et ainsi répercutons les hausses de manière objective. »
Marché de Phalempin : En cette période où le commerce se complexifie, l’outil coopératif de structuration des filières – Marché de Phalempin –, démontre toute son utilité : « Raisonner filière et non uniquement à l’échelle de son exploitation ». Les investissements réalisés sur les postes de stockage, calibrage, conditionnement des légumes bio sont réfléchis et dimensionnés à l’échelle d’une filière. Ce fonctionnement, valorisant le collectif, réussit à limiter les investissements individuels. In fine, se structurer en groupe apporte une plus grande réactivité commerciale tout en préservant, dans la durée, la qualité des produits. « Seul, on va peut-être plus vite, mais à plusieurs, on va certainement plus loin ! »
Diversifier et choisir sa rotation
En cas d'accident cultural ou de crise sur un marché, la diversification procure des gains sur les productions non impactées, les systèmes spécialisés étant plus sensibles aux variations. Le choix des cultures est fonction des opportunités du marché mais leur insertion dans la rotation doit respecter les principes de base. La conception de la rotation est le premier levier agronomique pour gérer le salissement des parcelles, la nutrition des cultures et la prévention des maladies.
Surmarges appliquées par les GMS sur la pomme
Réduire les pertes et déclassements
Dans les systèmes légumiers, le déclassement des produits peut engendrer un important déficit de rentabilité. Cela concerne les dégâts de bioagresseurs telluriques, la présence d'adventices toxiques, les calibres et formes... qui sont en partie dus à des manquements techniques. La montée en compétences sur ces problématiques est indispensable pour améliorer la maîtrise de l'itinéraire technique. Par exemple, la connaissance des fertilisants couplée à la réalisation des bilans est nécessaire pour ne pas générer des coûts de sur-fertilisation. Comprendre la biologie des adventices et des leviers mobilisables est important pour choisir ceux à combiner pour éviter le salissement des parcelles pouvant conduire à une impasse. Cette montée en compétences peut se faire de diverses manières : documents, conseil, groupes d'échanges, journées techniques, tours de plaine, formations... Améliorer la qualité des productions influencera positivement leur prix de vente.
Envisager l’après-récolte
Avant de mettre en place une culture, il est plus que jamais nécessaire d'avoir une réflexion sur ses débouchés en lien avec l'opérateur collecteur. Cet échange à l'échelle de la filière peut servir aussi à choisir des variétés plus adaptées à la fois aux besoins du marché mais aussi à communiquer les contraintes de production aux utilisateurs finaux. Bio en Hauts-de-France travaille ainsi sur un projet de filière autour du choix de variétés de pommes de terre « robustes », résistantes notamment au mildiou, en partenariat avec les chambres d'agriculture du Nord Pas-deCalais et de la Somme. Un produit de qualité, correctement récolté et stocké dans de bonnes conditions, aura une durée de conservation allongée. Ce sont des atouts supplémentaires pour faire face aux délais parfois plus longs d'achat et vendre sa production au moment le plus favorable.
Évaluer la durabilité de mon système : des outils existants
En plus du ressenti sur le bon fonctionnement de son système et du retour du bilan économique, différents outils existent pour objectiver l’évaluation de sa durabilité. Ils aident à réaliser des simulations de changements de pratiques et à en reconcevoir certains aspects.
• Pour évaluer sa durabilité globale, une liste interactive de questions est disponible dans le centre de ressources sur l’AB d’Agro-Transfert.
• Pour la durabilité agronomique, l’outil Odera-Vivaces, accessible gratuitement sur le même site, sert à évaluer le risque de développement du chardon sur ses parcelles en fonction de ses pratiques.
• Odera-Systèmes réalise la même évaluation pour les adventices annuelles.
• Simeos-AMG simule l’évolution de la matière organique sur les trente prochaines années, prochainement paramétré pour la bio. La réalisation des bilans azotés, phosphorés et potassiques sert à vérifier le bon équilibre apports-besoins de ces éléments.
En savoir + :
• Projet VivLéBio sur la durabilité des systèmes légumiers
de plein champ biologiques : agro-transfert-rt.org/projets/vivlebio/agriculture-biologique/durabilite-lpc-bio/
• Centre de ressources en agriculture bio d’Agro-Transfert : agro-transfert-rt.org/projets/vivlebio/agriculture-biologique/
• Centre de ressources de Bio en Hauts-de-France : bio-hautsdefrance.org
Bien gérer ses investissements
Des leviers existent pour diminuer le coût des investissements : augmenter la surface d'amortissement en mutualisant l'achat de l'outil à plusieurs ou en l'utilisant sur plus de surface, choisir un matériel polyvalent ou des cultures qui nécessitent le même matériel. Son bon entretien lui assure une durée de vie plus longue et des pannes réduites.
Dans le contexte actuel, les investissements en matière d'irrigation ou dans des installations de stockage sont à bien réfléchir. Si l'irrigation assure la stabilité des rendements face aux aléas climatiques, son introduction est à raisonner en fonction de la valorisation économique des cultures la nécessitant. De plus, la dépendance à des volumes d'eau importants pose également question dans un contexte où les scénarios climatiques laissent présager des tensions croissantes sur la ressource dans les années à venir. Enfin, l'investissement dans des installations de stockage est à raisonner prudem- ment à cause des coûts énergétiques croissants depuis un an.
Nicolas Thirard, agriculteur dans la Somme : des moutons pour fertiliser
Impliqué dans le projet VivLéBio2, Nicolas Thirard, agriculteur à Devise sur 120 hectares conduits en bio, a converti ses terres à partir de 2009. Il cultive des grandes cultures – blé, triticale, épeautre, blé-féveroles –, des légumes de plein-champ – racines d’endives, carottes, choux, pommes de terre, oignons, etc. – notamment sous contrats, et du maraîchage sous-abris, en multipliant les circuits de vente. En 2022, il investit dans un troupeau ovin de 80 brebis Shropshire en vue de gérer la fertilité de ses sols de manière plus autonome. « Je privilégie ainsi la recherche de cohérence agroéconomique à l’échelle globale de mon système », explique t-il. Après les récoltes, les animaux vont pâturer la luzerne et le trèfle présents dans la rotation. Par exemple, le trèfle, semé dans le blé en avril, est maintenu 12 mois. Ses sols variés – limoneux-argileux ou calcaire de type cranette – contiennent environ 1,7 % de matières organiques. « L’objectif est d’améliorer la fertilité, et de réduire l’usage de fientes bio que j’achète, détaille le producteur. C’est une démarche de longue haleine. » Pour Nicolas Thirard, participer au programme VivLéBio2, avec des essais sur l’une de ses parcelles, est enrichissant pour progresser. « Je ne reviendrai jamais en arrière, j’ai changé de logiciel, affirme-t-il. J’adapte mon système très diversifié pour passer la crise. Le marché va s’assainir, et se restructurer. »
Favoriser la gestion des ressources humaines
La main-d'oeuvre est indispensable en systèmes légumiers pour désherber, récolter, stocker, conditionner. La maîtrise de l'enherbement est un préalable pour maîtriser ce poste. Le respect des seuils de rentabilité encourage à stopper le désherbage lorsqu'il remet en cause la rentabilité de la production. Enfin l'encadrement, la formation et la fidélisation de la main-d'oeuvre sont importants. Désigner un chef d'équipe et fidéliser les salariés occasionnels en les mobilisant sur des périodes plus longues sont des clés de réussite identifiées chez les producteurs régionaux. Enfin, les groupements d'employeurs contribuent à favoriser la gestion des emplois sur les fermes.
Prévoir une provision pour risques
Les caisses de péréquation et assurances ne sont pas disponibles pour toutes les cultures légumières et/ou tous les types de risques afin de pallier les aléas de production. Il est donc pertinent d'intégrer dans les coûts de production une « provision » pour ces risques. Le calcul de ce montant a été réalisé dans le projet VivLéBio1 2017-2019 et est présenté dans une fiche dédiée sur le site Internet d'AgroTransfert. Rémunérer l'ensemble des charges de la ferme par les productions générées implique d'inclure les coûts liés aux cultures utilisées à des fins agronomiques telles que les engrais verts ou autre couvert d'entretien. La prise en compte de ces charges sera basculée sur les cultures bénéficiaires. Enfin, le stockage doit faire l'objet de soins particuliers. La perte de volumes à ce stade doit également être provisionnée, car elle a les mêmes conséquences qu'une perte de rendement au moment de la récolte.
Source : projet VivLéBio2
Quelles perspectives ?
En plus des leviers mobilisables dans l'exploitation, d'autres solutions sont à considérer à l'échelle régionale et nationale. En Hauts-de-France, le Plan Bio régional (2) piloté et financé par la Draaf et le conseil régional auquel s'associent les agences de l'eau et les conseils départementaux vise à favoriser le dialogue entre producteurs et opérateurs de l'aval afin de construire des filières mieux-disantes, territorialisées et équitables.
Son objectif est aussi de relancer la consommation des produits bio via la communication auprès du consommateur et développer l'introduction des produits bio au sein de la restauration collective (respect de la loi Egalim 20 % de produits bio en restauration collective).
Concevoir sa rotation : principes agronomiques de base
• Alterner cultures d’hiver et de printemps pour éviter la sélection et la prolifération des adventices dont la période de levée correspond à la période de semis des cultures de printemps.
• Respecter les délais de retour des cultures sensibles à certaines maladies (sclerotinia, aphanomyces...).
• Placer les cultures à fort besoin d’azote derrière les cultures qui en restituent beaucoup.
• Mettre en place des couverts d’interculture en l’absence de vivaces pour éviter les pertes d’azote.
• Réfléchir la composition des couverts pour éviter l’implantation des plantes hôtes de maladies avant les cultures principales qui y sont sensibles.
Julie Leroy, Aïcha Ronceux, Morgane Topart (Agro-Transfert RT), Jean-Baptiste Pertriaux, Fanny Vandewalle, Alain Delebecq (Bio en Hauts-de-France), Alain Lecat (chambre d’agriculture de la Somme)
(2) https://www.hautsdefrance.fr/le-plan-bio2023-2027-une-ambition-renouvelee-enhauts-de-france/