Stratégiques pour l’agriculture, les semences constituent un secteur sensible. En potagères fines, malgré une gamme variétale bio proposée par les semenciers en nette progression, le recours aux dérogations pour l’usage de semences non traitées a bondi de 30 % en 2009, alors qu’il était déjà fort les années précédentes. Un souci pour la filière.
Le cahier des charges est clair : en production bio, le règlement (CE) 889/2008 impose que les végétaux cultivés en bio soient issus de semences ou de matériels de reproduction végétative “dont la plante mère, dans le cas des semences, et la ou les plantes parentales, dans le cas du matériel de reproduction végétative, ont été produites sans utiliser d’organismes génétiquement modifiés et/ou de tout produit dérivé desdits organismes, et selon la méthode de production bio sur des parcelles déjà converties pendant au moins une génération ou, s’il s’agit de cultures pérennes, deux périodes de végétation”. Pourtant, pour pallier au manque de disponibilité en semences bio et accompagner la construction de la filière, l’article 45 de ce règlement prévoit une dérogation en vertu de laquelle les États membres peuvent autoriser l’usage, en production bio, de semences et de matériels de reproduction végétative non bio. À condition bien sûr que ces semences n’aient pas reçu de traitement chimique. C’est ce qu’on appelle les semences non traitées, même si les porte-graine l’ont été bien sûr au cours du cycle de production.
Un site pour gérer les dérogations
Un outil, www.semences-biologiques.org, a été conçu afin de faciliter l’application de ce règlement (1) : lancée en 2004, cette base de données informatisée nationale dont la gestion a été confiée au Gnis (Groupement national interprofessionnel des semences et plants) par le ministère de l’Agriculture et de la Pêche, remplit plusieurs objectifs. “Elle facilite l’accès aux semences bio des variétés recherchées par les maraîchers, explique Jean-Daniel Arnaud du Gnis, qui gère ce site en lien avec Jean Wöhrer. Les fournisseurs y répertorient leurs gammes bio, avec quelques conseils de culture. Les agriculteurs, qui ne trouvent pas les variétés adaptées à leurs besoins, peuvent faire rapidement une demande de dérogation auprès de leur organisme certificateur”. Enfin, ce site compile une synthèse annuelle des demandes de dérogations afin d’ajuster progressivement l’offre à la demande. “C’est tout du moins le souhait de toute la profession, mais ce n’est pas si évident à mettre en œuvre”, admet-il. Évolutive, cette base de données essaie de s’adapter aux attentes de la filière. Par exemple, elle vient d’instaurer un écran d’alerte rose pour informer au préalable les opérateurs, producteurs et semenciers, des espèces qui vont être placées prochainement sur la liste hors dérogation, c’est-à-dire que le choix en bio de variétés équivalentes est suffisant pour ne pas se tourner vers des non traitées. Un délai de 6 mois a été instauré pour s’y préparer.
Des enjeux complexes
“Cette mesure répond tout à fait aux préoccupations, analyse Jean-Daniel Arnaud. Elle aide la filière à s’adapter progressivement au marché, elle permet aux semenciers, aux producteurs de plants et aux maraîchers de s’organiser.” Car la gestion de ces listes de dérogations est complexe, source de débats au sein de la commission nationale des semences bio de l’Inao qui gère cet aspect, les intérêts des uns n’étant pas forcément ceux des autres. Le souci est de ne pas pénaliser les maraîchers et les producteurs de plants, d’essayer d’éviter les situations de monopoles des semenciers, et tout risque de flambée des prix tout en contribuant à généraliser les semences bio. Un vrai dilemme. Au sein de cette commission, constituée de professionnels de la filière, semenciers mandatés en tant qu’experts, organismes certificateurs, représentants des producteurs via la Fnab, des consommateurs et des pouvoirs publics, les listes des variétés à mettre hors dérogation ou soumises à autorisation générale sont discutées. “Les avis sont partagés même de la part de ceux qui cherchent à généraliser l’usage des semences bio, confie Jean-Daniel Arnaud. Certains utilisateurs peuvent préférer des variétés très récentes non disponibles en bio, poussées par des contraintes à la fois économiques ou techniques.” Sans parler des semenciers qui choisissent de ne pas multiplier en bio toutes ou certaines obtentions pour différentes raisons, préférant continuer à les proposer en non traitées.
La mise hors dérogation de certains types de laitues a suscité par exemple, en septembre dernier, des débats vigoureux au sein de la commission semences, qui a tranché en faveur de l’obligation d’opter désormais pour des variétés bio. La gamme proposée en bio a été estimée assez large, pour répondre également aux nouvelles races de brémia, le midiou de la laitue. Autre problème soulevé par la base : la pénurie en plants de fraisiers bio, liée aux difficultés techniques à les produire, situation qui engendre un fort recours aux dérogations.
Dérogations en hausse
Au total, plus d’une trentaine de fournisseurs de potagères et de plants sont répertoriés sur le site. Pourtant, si leurs gammes variétales s’élargissent et se diversifient, le choix apparaît encore insuffisant. Preuve en est, sur les 22 991 dérogations accordées au total en 2008 (soit 21 % de plus qu’en 2007), 8 403 concernent les semences potagères (6 946 en potagères en 2007), 632 les plants et bulbes potagers et 59 les aromatiques. “Et ce nombre des dérogations, déjà important, s’est encore accentué en 2009, pour avoisiner les 30 % supplémentaires”, constate Jean-Daniel Arnaud. En 2008, la hausse des demandes a concerné de nombreuses espèces, notamment en épinard (111 %), courge musquée (71 %), betterave potagère (51 %), tomate (41 %), choux-fleurs (39 %), fenouil (38 %), laitue (32 %), carotte (27 %), aubergine (24 %), poivron (24 %), courgette (22 %), panais (17 %) et pour les plants, en fraisier (96 %), ail (42 %) et oignon (38 %). “La diversité des demandes de dérogations est extrêmement élevée touchant plus de 2 000 variétés différentes”, précise le rapport du Gnis de 2008, disponible sur le site. Les producteurs de plants, de plus en plus sollicités par les agriculteurs notamment en salades, cucurbitacées, tomates, constituent le plus gros des troupes de demandeurs de dérogation. Le différentiel de prix entre bio et non traité, pouvant aller de 20 à 30 %, voire beaucoup plus, les habitudes d’organisation de la production, les poussent à préférer des semences non traitées. “Nous devons affiner notre connaissance de ce marché bio en progression pour l’aider à mettre en adéquation l’offre et la demande”, conclut Jean-Daniel Arnaud. Pour cela, il faudrait lancer une enquête précise afin d’évaluer les réels besoins de chacun et les évolutions, en prenant en compte tous les aspects de la filière.
Porte-graines : de faibles surfaces
En France, les surfaces en multiplication de semences bio continuent à stagner, oscillant selon les espèces et les années. Au total, une centaine d’hectares sont recensés en légumes secs et potagères fines. D’après le Gnis, la surface en légumes secs varie entre 26 et 125 ha, selon celles consacrées aux lentilles qui fluctuent, auxquelles s’ajoutent celles destinées aux haricots, fèves, pois… En potagères fi nes, tout dépend des conditions climatiques et de l’état des stocks : en fonction des années, on recense entre 4 ha et 15 ha en carottes porte-graines, entre 1 et 20 ha en oignons, entre 2 et 12 ha en mâche qui sont les principales espèces multipliées en France. Pour les autres, comme le potiron, le persil, la courgette le cresson ou le melon, les surfaces varient au-dessous de 2 ha. Le Gnis est pauvre en statistiques : “les surfaces en multiplication sont très faibles, ce secteur s’est aujourd’hui mondialisé, et une grande partie des semences vendues est en fait multipliée hors frontières, en Europe, mais aussi plus loin, dans l’hémisphère sud en contre-saison. Les semenciers diversifi ent leurs approvisionnements pour réduire les risques dus aux accidents climatiques, explique Jean-Daniel Arnaud. “De plus, contrairement au secteur conventionnel, nous n’avons pas d’outils en bio pour évaluer les volumes récoltés. On ne connaît pas les fl ux commerciaux à l’exportation ou l’importation. Diffi cile dans ces conditions d’avoir une idée précise du marché.” La base de données facilite le suivi des besoins qualitatifs, mais pas des volumes.
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Les espèces hors dérogation
Alerte rouge sur le site : à ce jour, une quinzaine d’espèces (ou types variétaux) sont classées hors dérogation. Cela signifie qu’il existe une gamme importante de variétés et des disponibilités suffisantes certifiées bio dans cette espèce ou ce type variétal. Elles doivent être utilisées en bio (sauf exception, avec néanmoins une possibilité de demande de dérogation soumise aux experts). Cette liste concerne : cardon, céleri-rave (à l’exception des semences enrobées ou prégermées), chicorée scarole de plein champ, concombre type hollandais, cornichon lisse ou épineux, endive (chicorée witloof), fève, laitue batavia de plein champ, laitue romaine de plein champ, maïs, persil commun et frisé (à l’exception des semences prégermées), poireau op (= non hybride), radis rond rouge. Nouveauté : 4 nouveaux types de laitues (batavias vertes d’abri, laitues beurre d’abri, laitues feuilles de chêne d’abri rouges et vertes) seront classés en hors dérogation dans un délai de 6 mois à compter de leur notification, soit au 1er avril 2010. Dès à présent, il est nécessaire d’expliquer le motif de la demande de dérogation de manière très détaillée.
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Le dossier au fil des pages
- La gestion de la liste hors dérogation, p. 29 à 31
- La position de la Fnab, avec Juliette Leroux, p. 31
- Interview de Frédéric Rey, animateur de la Commission semences de l’Itab, p. 32 -
François Delmond, président de la Commission semences de l’Itab, p. 33
- Les semenciers s’engagent : stimuler l’offre bio, p. 34 à 35.
- Sélection participative, une formule née d’un besoin, p. 36
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Les autorisations générales
Voici la liste, à fin novembre, des variétés appartenant aux espèces et types variétaux de potagères, qui bénéficient encore d’une autorisation générale accordée à titre provisoire pour être utilisée en non traitées. Cela signifie qu’il n’existe pas, pour ces espèces et types variétaux, suffisamment de variétés en bio. Pour les obtenir, il n’est pas nécessaire de faire une demande individuelle de dérogation. À noter que cette autorisation est suspendue dès qu’il y a disponibilité suffisante, en bio, pour au moins une variété de ces espèces ou types variétaux. Cette liste évolue donc une à deux fois par an. Espèces : artichaut (plants), asperge (semences), asperge (griffes), ficoïde glaciale, pissenlit, plantain Corne de cerf, porte-greffe de cucurbitacées, porte-greffe de solanacées, rhubarbe, rutabaga, scorsonère.
Types variétaux : ail rose (plants), carotte primeur, carotte ronde, courgette grise, courgette cylindrique blanche, échalote grise (plants), haricot à rame beurre, haricot nain à écosser, flageolet, haricot nain à écosser lingot, haricot nain violet, maïs pop-corn, melon type Piel de Sapo, navet rond blanc, oignon blanc (bulbilles), oignon type cebette (allium fistulosum), oignon type échalion, radis noir long, radis rond violet, radis asiatique.
Retrait d’espèces de cette liste
Alerte rose sur le site : régulièrement, des espèces et types variétaux sont retirés de cette liste des autorisations générales, car devenues disponibles en bio. Elles doivent faire l’objet de demande de dérogations, via le site Internet, si des producteurs ont absolument besoin d’une autre variété en non traitée. Cela concerne actuellement : artichaut (semences), aubergine ronde violette, cardon vert, carotte Berlicum, carotte type Imperator, chicorée sauvage chioggia, chicorée sauvage pain de sucre, courgette cylindrique jaune, cresson de Fontaine, haricot à rame violet, melon type Galia, navet long blanc, oignon rouge (semences), pois croquant, radis long blanc type japonais.
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Juliette Leroux, chargée de la réglementation à la Fnab “Un système compliqué et parfois déroutant”
“Les agriculteurs ne veulent pas se retrouver pieds et poings liés à des variétés, certes bio, mais qui ne correspondraient pas à leurs attentes”, exprime Juliette Leroux qui, avec Marianne Foucher, représente les producteurs au sein de la Commission Semences de l’Inao. “Face à ces gestions des dérogations, nous sommes parfois mal à l’aise, car nous encourageons l’usage de semences bio, tout en réclamant une large biodiversité et des variétés adaptées aux techniques bio et aux conditions pédo-climatiques très différentes aux quatre coins de la France.” La Fnab, qui suit de près, grâce à des enquêtes, les besoins de ses adhérents, pointe du doigt les failles du système : par exemple, des problèmes de mises à jour des disponibilités en bio faites par les semenciers ne sont pas rares et mettent les maraîchers en porte à faux vis-à-vis de la réglementation face à des envois de graines non traitées au lieu de bio. “Les demandes de dérogations sont donc effectuées a posteriori aux organismes certificateurs !” Un vrai casse-tête pour certains maraîchers “car ce système de dérogations est très lourd”, commente-t-elle, reconnaissant néanmoins que les améliorations effectuées, notamment les écrans d’alerte, ont permis de réduire, pour certaines espèces, le nombre de dérogations.
Christine Rivry-Fournier
(1) Chaque pays de l’Union européenne doit avoir accès à un site similaire qui gère la disponibilité en semences bio.